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AMADOU SADJO BARRY : « le pouvoir du président Condé tient au consentement des militaires »

A la suite du référendum constitutionnel de 2001 (qui avait permis au président Lansana Conté de faire sauter le verrou constitutionnel, ndlr), la Guinée a adopté en 2010 une constitution en réinstaurant de manière plus rigoureuse encore la limitation des mandats présidentiels. Mais comme on le sait désormais, cela n’a pas suffi. Et cela amène Amadou Sadjo Barry, Professeur de Philosophie basé au Canada de constater que la transition démocratique est de l’ordre de l’impossible en Guinée. Et l’immobilisme, il l’explique par deux facteurs : la proéminence du militaire dans le politique et une conception du politique essentiellement réduite à la conquête du pouvoir et à l’accumulation des richesses. C’est en substance ce qu’il dit dans cet entretien exclusif qu’il accordé à notre rédaction. Lisez…

En mars dernier, un article que vous signiez pour la Chaire Raoul Dandurand était intitulé ‘’Guinée : l’impossible transition démocratique’’. Un constat ou une sentence ? 

C’est avant tout un constat, qui vise à relever en quoi l’espoir d’une transition démocratique, nourri par les réformes constitutionnelles des années 90, fut une illusion soigneusement entretenue par une classe politique qui n’avait en rien rompu avec la conception néo patrimoniale du politique et les pratiques autoritaires du pouvoir. L’analyse des différentes transitions politiques (1990 et 2010) montre en effet que celles-ci, loin d’avoir favorisé le passage vers des institutions démocratiques, ont en réalité intégré à l’intérieur d’un système de domination les principes formels de la démocratie libérale. Ce qui a permis l’adoption des règles de fonctionnement démocratique (élections, partage de pouvoir, libertés politiques, etc…), alors que la culture politique quant à elle demeurait profondément autoritaire et à certains égards tyrannique (maintien du parti-État et la domination qu’il exerce sur le champ politique). Il suffira aussi d’analyser la vie politique et sociale pour se rendre compte que les supposées transitions politiques ont été une reconduction des mécanismes arbitraires de la gouvernance coloniale. En ce sens, il importe de faire remarquer que ni les indépendances, ni la mort de Sékou Touré n’ont ouvert, en Guinée, une véritable phase de transition. Le pays demeure encore sous l’autorité de la logique autoritaire, et ce, à tous les niveaux de la société. Même au sein des familles. Il ne découle pas de ce constat que toute transition politique soit impossible. Ce serait un non-sens. Par ailleurs, il dépendra d’une nouvelle intelligence du politique (organiser sur des bases raisonnables les relations humaines, repenser le fondement du pouvoir et sa légitimité, instituer un espace public régi par une conception commune de la justice, rendre possible et de manière contraignante l’idée d’un intérêt général) qu’une transition puisse préparer la voie à l’avènement d’une culture politique démocratique.

Selon vous, le fait qu’Alpha Condé ait tenu à changer la constitution symbolise l’incapacité des institutions à garantir une organisation démocratique du pouvoir. A quelles institutions faites-vous allusion concrètement et surtout qu’entendez-vous par ‘’organisation démocratique du pouvoir » ? 

Ce sont la Cour constitutionnelle, les cours et tribunaux de Guinée, l’Assemblée nationale, la Ceni …au fond, l’ensemble des pouvoirs publics censés organiser la vie commune et arbitrer les conflits qui naissent de la lutte pour la conquête du pouvoir. Je viens de le dire plus haut, l’existence de ces pouvoirs est consacrée et formellement institutionnalisée. Mais ce n’est pas le cas en réalité. Car, c’est encore la volonté du président et celle de ses proches qui dominent l’administration de la vie publique. Nous sommes dans un pays où la volonté du plus fort est souveraine, de sorte que les pouvoirs ont perdu leur vocation publique. Par ce fait même, ils se sont désinstitutionnalisées. L’idée même du public n’existe pas et n’a jamais existé dans la Guinée post coloniale. Les personnes et les volontés individuelles règnent impitoyablement. Sans partage. Dans ce contexte, aucune institution ne peut être investie d’un pouvoir public et moins encore être capable d’organiser les relations humaines et la vie politique. Placées sous la tutelle du plus fort, les institutions sont mises à contribution pour promouvoir les intérêts individuels. C’est très exactement ce que l’on observe avec les pratiques des révisions constitutionnelles pour allonger les mandats présidentiels : la personne de Alpha Condé tient lieu de droit et par conséquent de toutes les institutions.

L’organisation démocratique du pouvoir s’apparente tout d’abord à une organisation du pouvoir sur des bases morales et politiques discutées et acceptées par tous. C’est l’idée du contrat fondateur de la vie collective. Vivre ensemble nécessite que l’on distingue le domaine privé et le domaine public. Ce dernier renvoie à l’ensemble des moyens ou des dispositifs que les populations se donnent pour organiser raisonnablement la coexistence sociale. La démocratie exige non seulement que ces dispositifs fassent l’objet d’une délibération publique, mieux, que les pouvoirs qui régissent la vie commune soient fondés sur un contrat moral entre gouvernants et gouvernés. Un contrat qui implique que ceux qui exercent le pouvoir rendent des comptes et que les gouvernants puissent exercer un contrôle et une surveillance du pouvoir. Or, dans l’histoire politique de la Guinée post coloniale, il n’a existé ni mécanisme d’imputabilité, ni de dispositif efficace de contrôle du pouvoir. Ceux qui administrent la charge publique ne sont comptables que devant leur supérieur immédiat ou encore le président. Comme quoi le pouvoir censé être public s’est structurellement privatisé, d’un côté, et l’exercice du pouvoir ne repose pas sur un engagement contractuel de l’autre. Ce qui revient à dire que tous les principes formels de la démocratie qui existent en Guinée, comme les élections multipartites ou le partage du pouvoir, n’ont aucune traduction dans les pratiques politiques. De 1990 à nos jours, nous faisons face à une instrumentalisation autoritaire des mécanismes démocratiques. Pour mieux apparaître au niveau international….

Au nombre des obstacles qui, selon vous, entravent la transition démocratique en Guinée, vous citez l’armée dont le « contrôle arbitraire de l’espace politique », se renforce sans cesse, dites-vous. Si une telle observation peut paraître pertinente avec feu le général Lansana Conté, comment peut-on l’illustrer avec le président Alpha Condé qui, lui, est civil ? 

Ici, je pense à toute la problématique de la légitimité politique. Celle-ci n’est pas liée au fait que le président soit civil ou militaire, mais à ce qui permet d’exercer, de maintenir et de transférer le pouvoir. Or, dans un contexte où les institutions sont émasculées et où le peuple n’est pas souverain, le pouvoir politique ne peut se fonder autrement que sur la force dissuasive du corps militaire. Le coup de force constitutionnel du 22 mars 2020 ne pouvait pas être possible sans le soutien du pouvoir militaire. En réalité, le pouvoir du président Condé, en grande partie, tient au consentement des militaires. Lui et son gouvernement le savent. C’est le propre des régimes prétoriens, qui se caractérisent par l’imbrication du pouvoir exécutif et du pouvoir militaire. En réalité, la politisation de l’armée guinéenne est historique et systémique : du président, en passant par ses ministres, tout le monde compte sur le soutien de l’armée ou l’un de ses membres. Le corps militaire s’est tragiquement substitué au droit. L’élection de Alpha Condé n’a pas changé cette réalité. Ceux qui contrôlent la Guinée aujourd’hui, ce sont le ministère de la Défense et certains généraux devenus ministres. Faut-il le rappeler que l’armée guinéenne a exercé un pouvoir d’influence considérable dans toutes les transitions dites politiques. Que justement l’échec de ces transitions s’explique en partie par le fait que le contrôle militaire du politique n’a jamais été remis en question. Aliou Barry, spécialiste des questions de défense et de sécurité, a longuement travaillé sur ces questions, et ses travaux contiennent des propositions qui vont dans le sens d’une véritable réforme de l’armée. Hélas ! en Guinée, les responsables politiques n’accordent aucune importance à l’expertise guinéenne.

En outre, comment peut-on expliquer le rôle proéminent que l’armée continue encore à avoir dans le débat politique, en dépit de la réforme des Forces de défense et de sécurité qui, en 2010, était une exigence de l’ensemble des acteurs de la communauté internationale ? 

On peut l’expliquer par :  la persistance des conceptions néo patrimoniales du pouvoir ; l’absence d’un cadre moral commun et contraignant sur les comportements individuels et collectifs ; l’inexistence de la notion de l’intérêt général ; la désorganisation politique de la société ; le recours à la force comme mode de régulation de la vie sociale et politique. En un mot, c’est encore le pouvoir militaire qui organise le vivre ensemble : on est très privilégié en Guinée lorsque nous avons un contact avec de hauts responsables militaires ou avec certains dignitaires de la police. À l’aéroport par exemple, nous pouvons récupérer très vite nos bagages et éviter les rapts et humiliations que subissent ceux qui, malheureusement, n’ont pas de contact avec les autorités militaires.

La Réforme des Forces de défense et de sécurité n’a pas changé la militarisation de la vie sociale et politique parce justement-vous l’avez dit- ce fut avant tout une exigence de la communauté internationale. Là est le malheur de la Guinée et d’une grande majorité de pays africains : les exigences de changement ne viennent pas de l’intérieur, comme si la misère commune et la violence de l’armée ne suffisaient pas pour forger la conscience d’un destin commun susceptible d’exiger une transformation radicale de la société. Dépouillées de tout fondement endogène, les exigences de réforme ont parfaitement cohabité avec le maintien de la culture prétorienne du pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de réformer. Il faut aussi que les gouvernés puissent s’assurer de l’effectivité des réformes, au moyen précisément de mécanismes de vérification, de contrôle et de surveillance. Mais comment le faire dans un système politique qui n’est pas fondé sur une culture du bien commun ? Où l’organisation du pouvoir militaire n’obéit à aucune contrainte morale et juridique commune ? Au niveau endogène, il n’existe aucune structure efficace et contraignante qui peut tenir l’armée guinéenne responsable de ses crimes depuis Sékou Touré. Les militaires incarnent le pouvoir suprême par excellence. Par nature, l’armée guinéenne n’est pas une institution d’intérêt public. En ce sens, le qualificatif de républicaine qui lui est accolé représente le plus grand mensonge de l’histoire politique de la Guinée. En l’état actuel du système politique, l’idée même d’une réforme est vouée à l’échec. Il faudrait encore lire les dernières publications de Aliou Barry pour saisir ce que nécessite la réforme de l’armée guinéenne. Selon lui, il n’y a jamais eu, entre autres, une réforme du secteur de sécurité en Guinée.

Vous dites également que l’échec de la transition démocratique en Guinée tient aussi à la conception qu’on a du pouvoir, y compris dans les rangs de l’opposition. Qu’entendez-vous par là ?

Au sein de l’opposition en effet persiste l’idée que faire de la politique, c’est exclusivement être président. Ce qui a pour conséquence d’organiser les luttes politiques uniquement autour de la conquête du pouvoir, de sorte que toute la logique de l’opposition consiste à une mobilisation pour permettre au chef de parvenir à sa fin. Cette centralité de la figure du chef marginalise toute la problématique de la justice sociale, de l’éducation, de la santé ou encore de l’assainissement du territoire. Je n’ai jamais vu l’opposition manifester pour dénoncer la précarité du système sanitaire par exemple. Ce qui pose la question de savoir si l’opposition elle-même est mue par un intérêt public ! Mais ce n’est pas tout : on retrouve au sein des partis d’opposition l’identification entre le parti et son fondateur ou son chef. Ainsi, les structures et les procédures normatives destinées à faire du parti une institution sont en général sous le contrôle du chef et de ses partisans. Au-delà de leurs personnalités respectives, le conflit entre Cellou Dalein Diallo et Bah Oury montre que les partis d’opposition eux-mêmes n’ont aucun mécanisme d’arbitrage objectif et transparent. Ainsi, le parti politique loin d’être l’ensemble des règles de fonctionnement, incarne totalement la personne du chef. Ce qui évidemment rend difficile l’alternance du pouvoir au sein des partis d’opposition. Mais la persistance des pratiques autoritaires au sein de l’opposition tient aussi au fait que la contestabilité et le vote de confiance ne sont pas des pratiques courantes. Sinon comment expliquer qu’une personne demeure pendant 15 ans voire 20 ans chef de parti ? Il serait intéressant de travailler sur la structure de l’opposition guinéenne pour évaluer l’efficacité des règles de fonctionnement des partis et surtout la manière dont celles-ci protègent le parti contre la corruption du pouvoir…

Il n’est pas certain que l’opposition elle-même a assimilé les principes démocratiques de l’exercice du pouvoir. De même, la transhumance politique, bien que compréhensible, se pratique d’une manière qui consiste à se dissocier du chef (souvent parce que l’intéressé est exclu des privilèges du pouvoir) et pas à refuser la nature autoritaire et néo patrimoniale du système politique. C’est comme s’il y avait un déterminisme autoritaire du politique qui pousse l’opposant, une fois au pouvoir, à reconduire et à peaufiner le comportement qu’il dénonçait autrefois. Alpha Condé en est le parfait exemple, qui s’est entouré, en plus, de ceux qui avaient été des acteurs majeurs du système de domination érigé par Lansana Conté. Comment expliquer qu’un Kassory ou un Mouctar Diallo soit passé d’opposant à ministre du régime actuel. Ce n’est pas seulement par transhumance politique, mais parce que la politique est conçue comme possession de privilèges et pratique d’accumulation des richesses. C’est à l’intérieur de cette atmosphère immorale devenue système que baignent à la fois l’opposition et le parti au pouvoir. Et dans ces conditions, il ne faut pas espérer une transition. C’est peine perdue. Que l’on regarde encore les voisins ivoiriens…

Finalement, comment peut-on surmonter tous ces obstacles pour permettre à la Guinée de repartir d’un bon pied ? 

Travailler conjointement sur deux axes, morale et politique. Il s’agira de se décider collectivement à fonder les relations humaines sous la contrainte d’une moralité minimale commune et donner à cet engagement moral commun une traduction institutionnelle efficace. Ce qui revient à fonder politiquement la Guinée. On l’oublie peut-être, mais le pays dans sa configuration administrative et politique actuelle est un héritage du système colonial. Les populations guinéennes elles-mêmes ne se sont jamais posées les questions liées à l’organisation politique et morale de leur vie commune. Il n’a jamais été question de savoir comment devrions-nous vivre dans ce pays multiculturel ? Quel type de société voulons-nous ? Quel régime politique est susceptible de favoriser une coexistence pacifique, juste et équitable ? Dans un contexte où persiste le sentiment d’appartenance communautaire, l’idée n’a pas été soulevée de savoir si la Guinée devrait être une société fondée sur contrat entre les différentes communautés ethnoculturelles ou si l’individu devrait être la base morale à partir de laquelle organiser la coexistence sociale. Il ressort de ces considérations que la Guinée n’est pas encore une société politique, parce que la problématique éthique de la vie commune n’a pas encore reçu de réponse.  D’où d’ailleurs, pour ma part, l’idée de fondation politique et non de transition. Car, rien n’a été fait en termes d’engagement commun à bâtir une communauté politique nationale. C’est jusqu’aux relations humaines qu’il faut travailler à fonder sur des principes normatifs discutés et acceptés par tous. C’est le point de départ indispensable : fonder la vie commune sous l’autorité contraignante d’un contrat moral et politique. En l’absence de ce contrat, qu’aucune aide extérieure ne peut aider à élaborer, il ne peut y avoir de société politique. Encore moins une nation ou une république.

C’est fort de ce contrat qu’il pourrait se dégager un intérêt public qui organisera la gouvernance de la société. En fondant ainsi les pratiques de gouvernance sur la contrainte du contrat moral et politique, il sera possible d’exiger des comptes aux responsables des charges publiques et surtout de placer les pouvoirs publics sous l’autorité des lois, que traduirait la volonté commune des Guinéens de vivre ensemble. Selon la justice et l’égalité politique. L’urgence donc n’est pas électorale, mais morale, politique et humaine. Elle consiste à humaniser la vie publique et donc à contenir la tyrannie des volontés individuelles.

Propos recueillis par Boubacar Sanso BARRY

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