Au sujet du bras de fer actuel entre le Mali et la CEDEAO, on a deux camps. Celui de ceux qui pensent que l’instance sous-régionale, s’étant rendue coupable d’apathie et de passivité face aux dérives de certains dirigeants de la sous-région, n’est plus légitime à dicter la marche à suivre à qui que ce soit. Puis, on a ceux qui estiment que la fermeté de la CEDEAO à l’égard de la junte est indispensable si l’on ne veut pas que la région ne s’écroule. Entre les deux, les professeurs Khadiyatoulah Fall et Amadou Sadjo Barry recommandent une réforme institutionnelle et politique de la CEDEAO pour stabiliser et pacifier l’Afrique de l’Ouest par l’organisation d’un colloque sous-régional de haut niveau. Le Sénégal devant prochainement prendre la tête de l’Union africaine, les deux intellectuels y voient une opportunité à saisir.
Le bras de fer entre le Mali et le Cédéao devrait constituer le point de départ d’une réflexion profonde sur les conditions sociales, politiques et institutionnelles de la stabilité en Afrique de l’Ouest, fragilisée par la persistance de violences liées au contrôle et au partage du pouvoir politique, aux inégalités et aux injustices socioéconomiques. Si pour des raisons normatives et prudentielles, on peut qualifier les sanctions contre Bamako de raisonnables, les responsables politiques de la sous-région ne doivent pas cependant cantonner leur effort sur les discussions relatives au délai des transitions. Parallèlement à cette question technique, il est important de s’inscrire dans le temps long en réinterrogeant la capacité politique et institutionnelle de la Cédéao à prévenir les coups d’États et à répondre aux aspirations démocratiques des populations. Car ce dont témoigne la situation malienne, c’est l’extrême difficulté pour la Cédéao à assumer son rôle de promoteur de la bonne gouvernance et de l’État de droit. Or, en faisant de la tenue rapide d’élections la priorité des transitions, on risque de marginaliser les problèmes de fond qui touchent à la gouvernance politique, l’organisation des pouvoirs publics, la légitimité démocratique des États et surtout la demande criante de justice et d’égalité formulée par les populations. Ainsi, au-delà des positions de principe, il est urgent d’effectuer une critique objective du fonctionnement de la Cédéao. En effet, la résurgence des coups d’État et la répétition des transitions doivent sonner comme un aveu d’échec de gestion de l’institution de la part des acteurs et décideurs politiques.
De la transition et de sa durée
La nécessité d’une auto critique est dictée avant tout par la manière dont les populations perçoivent la transition et sa durée. Qu’il s’agisse du Mali ou de la Guinée, la lecture de la presse montre que les populations attendent de la transition qu’elle soit une véritable rupture avec les situations antérieures jugées injustes.
Bien qu’il demeure une méfiance à l’endroit des militaires, il y a une convergence de vue sur le fait que la transition ne doit pas être une reconduction du même, mais une voie qui permet de jeter les bases d’un ordre constitutionnel durable. Autrement dit, les élections ne sont pas perçues comme l’objectif ultime de la transition, surtout de la part des citoyens et certaines structures de la société civile. Cette approche réformiste de la transition ne dégage pas toutefois un consensus sur la durée de la transition. Si les partis politiques, de manière générale, veulent d’une transition courte, une part importante des citoyens souhaite que l’on prenne le temps de mener les réformes de base, sans pour autant ouvrir les portes à la junte afin qu’elle s’éternise au pouvoir. On pourrait lire dans cette dernière position une ambivalence, voire même une incohérence, mais elle porte en creux une profonde et historique demande sociale de renouveau politique, éthique et institutionnelle. Cette demande de renouveau est très bien perçue par la junte militaire qui n’hésite pas, au besoin, à l’instrumentaliser, soit par l’organisation d’Assises nationales (Mali), soit en confiant la décision sur la durée de la transition à un organe législatif de la transition (Guinée), les deux démarches visant à asseoir les décisions de la junte sur un semblant de légitimité populaire.
En tant qu’entité supranationale et dotée de moyens de pression, la position conservatrice de la Cédéao a l’avantage de contenir le risque de détournement de la transition par la junte dans l’éventualité où elle chercherait à perdurer au pouvoir. Mais ce serait une erreur politique de ne pas prendre en compte les demandes de réformes morales, sociales et politiques que formulent les populations dans le contexte actuel des transitions.
Il y a donc ici une opportunité que pourraient saisir les États membres en développant une politique d’accompagnement des transitions qui prend en charge le désir de renouveau qu’expriment les citoyens. C’est ainsi que l’institution sous-régionale ouvrirait la voie aux réformes pratiques susceptibles de la rétablir dans son rôle de défenseur des intérêts politiques, sociaux et économiques des peuples ouest africains.
Réformes
Les possibilités de réforme pourraient cependant être limitées par deux contraintes : l’organisation normative de la Cédéao, qui est une communauté d’États souverains et le déficit de légitimité démocratique qui affecte une grande majorité des États, de même que leurs difficultés à être des agents de développement économique et social. Il ne faudrait pas désespérer pour autant. Deux voies peuvent être explorées. Une phase préparatoire qui prendrait la forme d’un colloque sous-régional de haut niveau sur la réforme de la Cédéao, l’objectif étant de mobiliser l’expertise académique et technique pour réinterroger, à la lumière des savoirs scientifiques, des réalités sociales et anthropologiques, les dispositifs en matière de bonne gouvernance, de prévention et gestion des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité. Dans cette perspective, il ne serait pas sans intérêt d’explorer le potentiel de stratégies de pacification et de réconciliation que comportent les traditions culturelles, les religions, et les systèmes politiques africains. De même, il serait possible d’œuvrer à une meilleure opérationnalisation du système d’alerte précoce et de réponse de la Cédéao (ECOWARN) en le rendant indépendant et en mettant l’accent sur la dimension de prévention des conflits politiques et sociaux.
Ce sont là des pistes de réflexion parmi tant d’autres. Il nous semble qu’il demeure parmi les priorités d’actions, celles qui tiennent compte de l’impératif des réformes politiques et institutionnelles sans lesquelles la sous-région et au-delà le continent africain continueront encore à patauger dans une instabilité durable et chronique. La réinvention politique de l’Afrique passera nécessairement par ces réformes qui devront faire partie des défis du mandat du Président Macky Sall à la tête de l’Union Africaine.
Tribune co-signée par
- Amadou Sadjo Barry (professeur au Collège Sainte Yacinthe, Québec, Canada) et chercheur associé au Centre de recherches d’excellence interdisciplinaire et interuniversitaire (CELAT)
- Khadiyatoulah Fall, professeur chercheur à l’Université du Québec à Chicoutimi (Québec, Canada) et membre émérite du CELAT