Comment distinguer, au milieu de la multitude d’informations relayées quotidiennement sur les réseaux sociaux ou par des figures publiques, les médias, les erreurs et les fausses informations ? C’est là toute la problématique de la vérification des faits. Ainsi, le fact-checking est perçu comme une série de méthodes journalistiques visant à contrôler la véracité des déclarations. Dans cette analyse des faits, l’intelligence artificielle, présente de plus en plus dans les sociétés, s’emploie à faciliter d’une part la vérification des faits, des informations. Cependant, il est très probable que les contenus produits par l’intelligence artificielle diffusent des informations erronées. Pour en savoir davantage, nous avons sollicité l’expertise de Sally Bilaly Sow, activiste, fact-checkeur, chercheur, blogueur, formateur, consultant dans l’innovation et le contenu éditorial.
Lisez plutôt !
Ledjely.com : On vous sait très impliqué dans la lutte contre les infox via le fact-checking. Mais en quoi consiste le fact-checking dans le contexte africain ?
Sally Bilaly Sow : De manière générale, le fact-checking est actuellement perçu comme le remède à un certain nombre de problématiques rencontrées par les médias traditionnels, notamment la défiance des citoyens. Comme toute pratique, avant tout, c’est le contexte qui oriente les tactiques d’intervention et les méthodologies y afférentes. Le fact-checking contribue à la qualification du débat public à travers la lutte contre les manipulations de l’information, en permettant aux citoyens de prendre des décisions basées sur des faits.S’il y a une particularité, c’est bien évidemment l’utilisation des langues locales dans la profusion des infox. Cela implique une connaissance du milieu et de disposer d’une équipe multitâche. Le fact-checking, dans le contexte africain, implique une réelle adaptation et une ingénierie à la hauteur du contexte.
La vérification des faits sous nos cieux, c’est aussi le manque criant d’accès à l’information et d’accusations de collusion avec l’État, l’opposition ou des puissances étrangères. Cela se manifeste le plus souvent lorsque le sujet traité fâche un camp. Mais pour nous, ces accusations sont normales, car c’est une stratégie qu’utilisent les agents de la désinformation pour discréditer nos travaux.
En un mot, pour faire du fact-checking sur le continent africain, il faut s’armer de courage et avoir un appétit pour les détails.
Quels sont aujourd’hui les enjeux et l’ampleur de l’infox en Afrique ?
Il y a quelques années, les médias traditionnels étaient utilisés pour propager la désinformation et la propagande. Mais actuellement, les outils numériques permettent de personnaliser les opérations de désinformation et de propagande. Comme nous le savons, la collecte massive de nos données, lorsque nous naviguons sur internet, donne des indications précises sur notre comportement en tant que « cibles ». Et mieux, c’est possible de mesurer l’impact en temps réel.
Alors, pour revenir à votre question, je dirais que les enjeux sont multiples. Chaque jour, les attaques contre l’intégrité de l’information s’affinent. Donc, la guerre de récits s’est mêlée à la multipolarité. L’affrontement géopolitique et géostratégique des puissances s’est transposé dans le cyberespace.
Internet est aujourd’hui un véritable champ de bataille et aussi un espace de projection d’opérations d’influence. Et chaque État, ayant les moyens, s’y met.
Aujourd’hui, c’est facile d’atteindre une cible ; disons un internaute. Nos esprits et opinions sont guidés par les algorithmes à travers nos smartphones. C’est dans cette triste situation que les plateformes numériques tentent de nous arracher ce qui nous est le plus cher : notre attention. En réalité, Internet n’est qu’un outil amplificateur. Mais, comme je l’évoquais, la désinformation s’est amplifiée par la démocratisation d’Internet à travers des plateformes numériques dont la toxicité inquiète chaque jour. L’autre élément qu’il ne faut pas non plus oublier, c’est qu’hier, les citoyens étaient des simples consommateurs, alors qu’aujourd’hui, ils sont au cœur de la production et de la diffusion de l’information.
La problématique majeure, malgré les inégalités sociales persistantes en matière de connectivité dans bien des pays africains, est que l’augmentation du taux de pénétration d’Internet ne s’est pas faite accompagner par des mesures concrètes en matière d’alphabétisation numérique et de refonte du programme d’enseignement, notamment pré-universitaire.
En gros, nous n’avons pas réussi à anticiper les éventuelles conséquences d’une utilisation irrationnelle des technologies de l’information et de la communication. En Afrique, dans bien de pays, ce sont les initiatives citoyennes et de la société civile qui jouent ce rôle avec des moyens très limités face à une demande en constante évolution.
J’estime qu’aujourd’hui, qu’en l’absence d’étude, il est difficile d’évaluer l’ampleur du phénomène de la manipulation de l’information. Parce que tout simplement, les agents de la désinformation améliorent leurs vecteurs, sous-traitent l’info et blanchissent les contenus. Chaque camp veut faire passer son narratif, sa part de vérité. Ce qui est encore plus curieux, c’est cette tactique de « réinformation ». Certains acteurs aux ambitions obscures tentent par tous les moyens de nous faire croire que nous ne sommes pas bien informés sur x sujets. Nous méritons d’être « réinformés ». Bizarrement, ils associent cela à la théorie de la post-vérité.
Concrètement, que traquez-vous ?
Alors, à GuineeCheck, nous essayons d’être focus sur les opérations de manipulation de l’information qui ciblent exclusivement la Guinée ou des allégations prononcées par des acteurs locaux. Ce n’est qu’à de rares occasions que nous sortons de la Guinée. Cela doit être justifié par de possibles interférences sur l’espace informationnel guinéen et dans des conditions où les similitudes culturelles risquent d’induire les citoyens en erreur.
Pour ce faire, nous avons une méthodologie de travail disponible sur notre site. Elle explique ce que nous vérifions et comment nous procéderons. Également, notre charte d’éthique et déontologique est accessible publiquement. Pour nous, la vérification des faits rime avec transparence et exactitude. En gros, nous traquons les discours de haine, la décontextualisation des faits, entre autres. Une allégation doit être de nature à laisser une impression particulière susceptible d’induire le public en erreur, le sujet doit être susceptible d’être partagé par d’autres. Au moins, le sujet amènerait une personne à se demander si c’est vrai ou faux.
Je précise que nous ne vérifions pas les opinions, sauf si elles intègrent des chiffres ou des statistiques présumées.
Qu’en est-il justement du cas de la Guinée, spécifiquement ?
Je ne suis pas alarmiste, mais les faits sont là. L’intégrité de l’information est menacée en Guinée. Cela se manifeste aujourd’hui par la fermeture des médias et le rétrécissement de l’espace civique. Pour des décisions éclairées, la pluralité d’opinions est indispensable. Nous devons l’admettre pour pouvoir y remédier. Je me rappelle qu’en 2021, j’avais co-mené une étude pour le Centre de démocratie et du développement (CCD West Africa). Si je me ne trompe, c’était là la toute première étude sur l’écosystème de la désinformation en Guinée. C’était juste après la présidentielle controversée d’octobre 2020.
Les travaux m’avaient permis de comprendre le fonctionnement de l’écosystème de la désinformation. J’avais aussi compris la structuration de ceux que nous appelons parfois à tort « communicants » dans de nombreux partis politiques ainsi que leur instrumentalisation dans une logique de propagande. La désinformation est en train de prendre des proportions inquiétantes dans notre pays. Les différents acteurs publics et privés rivalisent dans des messages publicitaires.
L’État, dans sa stratégie de bien paraître, use de campagnes d’astroturfing. Autrement, créer des évènements artificiels en faisant croire à l’opinion qu’ils sont spontanés ou émanent des citoyens alors que tout est orchestré par des agents de l’État.
Pire encore, la désinformation touche au métier de journalisme. La course aux scoops et les relais abondants de communiqués teintés de manipulation constituent un sérieux problème pour les professionnels de l’information. Quasiment aujourd’hui en Guinée, beaucoup de journalistes font office d’agents de relations publiques. Ce qui nuit à la qualité de l’information et au métier de journalisme. Nous avons peu de médias qui prennent la contextualisation comme enjeu majeur dans la compréhension d’un fait. Et pourtant, c’est indispensable. Il y a aussi des acteurs qui surfent sur la connivence entre certains patrons de presse et le pouvoir en place pour mettre tous les acteurs de la société de l’information dans un même panier. Ils répandent cette connivence en favorisant ainsi la défiance envers les journalistes et les médias de façon générale.
Nous avons aussi en Guinée la désinformation sexo-spécifique qui touche particulièrement la gent féminine. Il y a ce que les gens appellent à tort des « blogueurs », qui ne sont que de simples vidéomans entretenus par des acteurs sociaux et politiques pour infester la qualité du débat public. Ces vidéomans profitent de l’inadéquation entre l’offre informationnelle et la demande informationnelle.
Nous avons aussi des ingérences informationnelles et des partenariats médiatiques qui se nouent avec des médias locaux dans l’optique de faire passer des narratifs d’influences. Pour finir donc cette question, les acteurs sont multiples. Il y a aussi la rétention de l’information.
Est-il possible, sur une plus grande échelle, de prémunir les citoyens dans leur ensemble ? Et comment ?
Un citoyen est quelqu’un qui ne décide rationnellement que sur la base des faits. Je précise que je ne détiens pas de recettes miracles. Comme aiment le dire certains spécialistes de la lutte contre la désinformation, nous sommes face à un état d’urgence informationnel (rires).
Mais pour atténuer le phénomène et ses conséquences, les médias doivent opérer une transition, la législation doit évoluer et le réseautage entre les acteurs de lutte contre la désinformation doit être amplifié. Nous devons aussi accompagner les créateurs de contenus indépendants ainsi que les initiatives existantes d’éducation aux médias et à l’information. Aussi, observer des séances de désintoxication numérique (rires).
En ce qui concerne les médias, il nous faudra dans un premier temps repenser, le modèle économique devenu obsolète et arrimé à la publicité. Dès lors que la qualité de production est faible, la défiance s’agrandit. Aussi, il nous faut de l’innovation éditoriale dans les médias. On informe plus aujourd’hui qu’il y a dix ans. Les médias doivent adopter les nouveaux modes de production, de consommation et de diffusion de l’information. Donc, mettre son audience au cœur de sa stratégie.
L’accompagnement des créateurs de contenus permet d’éviter le recrutement par des agents de la désinformation de relais d’influence. Aujourd’hui, dans bien de pays, ils sont recrutés dans la dissémination de récits. Même si certains journalistes les considèrent comme des intrus ou des concurrents, ça dépend de la position de notre siège (rires), je dirais plutôt qu’ils doivent être accompagnés.
Comme j’expliquais plus haut, nos programmes d’enseignement doivent être repensés pour intégrer l’EMI. Dans la mesure du possible, l’État doit se doter d’une stratégie nationale de lutte contre la désinformation, respectueuse de la liberté d’expression.
S’agissant de l’accompagnement des structures d’éducation aux médias et à l’information dans la promotion de l’esprit critique, notre média, GuineeCheck, bien que n’ayant que cinq ans d’existence, est devenu une référence en matière de lutte contre la désinformation et de promotion de l’éducation aux médias et à l’information dans notre pays. La démocratisation de la vérification des faits est essentielle pour combattre la manipulation de l’information et cette guerre cognitive qui assaille le monde entier.
Ce n’est pas une question théorique. Il faut vivre la vérification des faits, donc la pratiquer, pour mieux partager son expérience. Ce n’est que par la pratique que l’on peut apprendre aux autres à debunker les infox ainsi que le processus de production d’une information.
Du côté du réseautage, le renforcement des alliances entre les acteurs de la lutte contre la désinformation. Internet n’a quasiment pas de frontières (rires). Ce réseautage est essentiel et indispensable. Par exemple, GuineeCheck est membre de plusieurs organisations, dont ODIL, une plateforme qui réunit les acteurs francophones de lutte contre la manipulation de l’information à l’initiative de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Dans ce même cadre, l’OIF a lancé une excellente initiative en permettant aux acteurs francophones de lutte contre les désordres de l’information de jumeler pour répondre à des appels à projets.
Nous avons été bénéficiaires à de multiples reprises. C’est une excellente approche qui permet de renforcer le réseautage entre les acteurs et un meilleur moyen de partager des expériences.
En fin d’année 2024, en partenariat avec l’ambassade des États-Unis en Guinée, nous avions organisé le TechCamp Guinée en réunissant pendant quatre jours cinquante acteurs locaux aux profils différents ainsi que des experts nationaux et internationaux. Nous avions identifié vingt-sept défis nous permettant de contrer la désinformation. Ce fut aussi un évènement qui nous a permis de renforcer notre vivier d’acteurs prometteurs de l’intégrité de l’information. Car nous disposons d’un réseau d’acteurs et de partenaires médias – traditionnels et numériques – avec lesquels nous travaillons. Nous avons aussi dans certaines localités, des structures de veille sur la désinformation de proximité. C’est toute une stratégie que nous déployons et ajustons en fonction de l’évolution du contexte. Récemment aussi – en janvier, nous avons lancé à Dakar un réseau dénommé Fact-Africa. Cette initiative, qui réunit pour le moment huit pays, ambitionne, en plus de lutter contre la désinformation, de créer des contenus informatifs à destination des jeunes de 15 à 35 ans.
Sur la désintoxication numérique, la pire ou la meilleure solution que je recommande tout le temps est la déconnexion, le recul vis-à-vis des biais que les algorithmes développent en nous. Il nous faut une bonne hygiène numérique. Prendre du recul jusqu’à être dans son stade de flow lui permettant de réfléchir et de penser par soi-même et pour soi-même. Nous sommes engloutis entre des capteurs – smartphones, écrans d’ordinateurs et télévision –, bref, notre attention ne nous appartient plus. Nous devons la récupérer et nous en servir.
Donc, il est plus que jamais essentiel de promouvoir un développement de l’esprit critique, d’accompagner le développement ou l’émergence de médias Comme le souligne Edward Bernays, « la propagande ne cessera jamais d’exister » ; à nous donc de nous adapter.
Comment réagissez-vous à la décision de Mark Zuckerberg, le patron de Meta, de supprimer la modération des contenus publiés sur les différentes plateformes de la société ?
Mark Zuckerberg est dans une logique de protéger ses intérêts. Aujourd’hui, le pouvoir qui se trouve entre les mains des patrons de la tech est immense. Ils disposent de masses de données sur leurs utilisateurs. Et les données sont l’or noir du XXIe siècle. Et ce sont elles qui gouvernent et qui guident les opinions. Rappelez-vous du scandale de Cambridge Analytica.
Il n’y a pas si longtemps, Mark magnifiait la modération des contenus à travers son partenariat avec l’Union internationale des vérificateurs des faits (IFCN). Certes, le partenariat avait des limites, mais à mon avis, il ne devrait pas le supprimer, même si, pour le moment, ce n’est qu’aux États-Unis. C’est un test. S’il marche là-bas, j’en suis sûr, ils vont l’étendre.
Mais Mark est dans la logique du trumpisme. S’aligner sur la politique de l’actuel locataire de la Maison Blanche au risque de se retrouver isolé. C’est une décision qui va certainement amplifier la désinformation sur ses plateformes et risque d’encourager davantage la monétisation de la désinformation comme sur le réseau social X en ce moment. Pourquoi n’avons-nous pas développé nos propres réseaux sociaux ? Une panne de Meta, c’est un blocus total de beaucoup d’activités. Nous devons prendre conscience que les problèmes sont au début de la réduction de notre dépendance à ces plateformes numériques.
Pour vous, en tant que fact-checkeur, l’intelligence artificielle, un allié ou un adversaire de plus ?
Pour nous, en tant que vérificateurs des faits, les outils d’intelligence artificielle sont à la fois des alliés et des adversaires. Disons les deux à la fois. Je m’explique : en ce qui concerne « l’alliance », nous les utilisons pour faire de la veille informationnelle, dans l’analyse documentaire, dans la transcription des entretiens, entre autres. Les outils nous permettent de gagner un temps énorme et accroissent notre productivité. Mais dans cette utilisation, nous évitons l’abrutissement et les effets « waouh » actuels.
Nous mettons l’humain au cœur de cette utilisation. Donc, nous humanisons notre alliance avec l’IA. Il suffit d’en tirer le maximum de profit qu’ils peuvent nous apporter dans notre quotidien en réduisant les tâches rébarbatives.
Sur « l’adversité », l’IA générative facilite la production de la désinformation. C’est le revers de la médaille. À mesure que ces outils s’améliorent, des menaces aussi pèsent contre l’intégrité de l’information.
Toutefois, ne restons pas en marge de cette autre révolution. Soyons des acteurs, mais faisons tout pour encadrer son utilisation. En voyant la floraison de leur utilisation, peu de gens se posent la question de la collecte de données. Que ce soit dans le public ou le privé, il va falloir encadrer leur utilisation et leur développement. Sans cela, nous ouvrons des boîtes de pandore à toutes les éventualités. Apprenons à anticiper au lieu de subir.
Quelle attitude la jeunesse africaine devrait-elle adopter vis-à-vis de l’intelligence artificielle ?
Apprendre, se former, s’adapter et anticiper. Nous devons être des acteurs et non des simples utilisateurs. Et pour ce faire, la formation est indispensable. Pour prendre part aux décisions concernant notre présent et notre futur, il nous faudra nous armer des connaissances sur la thématique. Pour défendre nos pays et notre continent dans les négociations, nous devons nous armer du savoir et des connaissances. L’IA va créer des mutations dans beaucoup de secteurs d’activités et va secouer beaucoup de domaines. Pour que nos connaissances ne soient pas obsolètes, nous devons nous mettre constamment à jour. En quelque sorte, occupons-nous de l’IA avant qu’elle ne s’occupe de nous.
Interview réalisée par N’Famoussa Siby