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ENQUÊTE. RDC : Matata Ponyo ou le mirage de Bukanga Lonzo

En République démocratique du Congo, un ancien Premier ministre, Matata Ponyo Mapon et plusieurs de ses anciens collaborateurs, devenus sénateurs et députés, sont accusés d’avoir détourné à des fins personnelles ou laissé détourner des dizaines de millions de dollars sur les fonds destinés à un projet pilote de parc agro-industriel. Le parquet a demandé la levée de leur immunité. Enquête.

John Mususa Ulimwengu est conseiller principal du Premier ministre Matata Ponyo Mapon sur l’agriculture et le développement rural. En ce 16 mai 2014, deux mois avant le lancement officiel du parc agro-industriel de Bukanga Lonzo, il rédige une note adressée à « Son Excellence, Monsieur le Premier Ministre, chef de gouvernement, » sur la création d’une société à caractère privé. « Votre entreprise, en partenariat avec les Sud-Africains s’appelle Feed Africa (nourrir l’Afrique, en français), elle vient de faire l’acquisition d’une exploitation de 10 000 hectares dans la région de Bukanga-Lonzo », détaille-t-il. Selon le parquet général près la Cour constitutionnelle, cette société fait partie d’un écosystème d’entreprises congolaises et sud-africaines qui ont – en moins de deux ans – capté l’essentiel des fonds destinés à ce projet pilote. Bukanga Lonzo était présenté par Matata Ponyo Mapon et son cabinet de technocrates [2012-2016] comme le premier pas d’une inexorable marche de la République démocratique du Congo (RDC) vers l’autosuffisance alimentaire. Situé à 220 kilomètres de la capitale, Kinshasa, ce parc agro-industriel devait permettre à ses habitants d’acheter des denrées alimentaires à un prix abordable. Sept ans après, malgré près de 300 millions de dollars d’investissements de l’État congolais, il ne reste plus que quelques vestiges de ce rêve de créer sur fonds propres l’un des plus grands pôles agricoles du pays, grâce à des méthodes modernes de production, dans une région réputée impropre à la culture des céréales.

Cette note de l’ancien conseiller de Matata Ponyo Mapon fait aujourd’hui partie des raisons pour lesquelles le parquet général près la Cour constitutionnelle réclame la levée d’immunité de l’ancien Premier ministre et de plusieurs de ses collaborateurs, soupçonnés de s’être enrichis à travers des sociétés-écrans comme Feed Africa SARL ou de n’avoir rien fait pour stopper l’hémorragie. Ces quatre sénateurs et députés sont accusés de faux et d’usage de faux, de détournements de deniers publics et d’abstention coupable de fonctionnaires, peut-on lire dans l’un des réquisitoires transmis au Sénat et à l’Assemblée nationale tendant à obtenir l’autorisation de poursuites contre ces anciens hauts responsables devenus membres du Parlement congolais.

Jusqu’ici, ces demandes ont été rejetées officiellement pour des questions procédurales, mais le procureur général près la Cour constitutionnelle insiste en renouvelant ses courriers. Pour les proches de Matata Ponyo Mapon, il s’agit d’une cabale politique visant à l’empêcher de se présenter en 2023 face à l’actuel chef de l’État, Félix Tshisekedi. « Matata sera candidat, il l’a même signifié aux ambassadeurs, ses détracteurs insistent pour qu’il soit jugé par la Cour constitutionnelle parce qu’elle est inféodée à la présidence », assure l’un d’eux.

70% des parts d’une société liée détenues par le clan Matata Ponyo

Dans la note datée du 16 mai 2014, il y a d’autres éléments troublants. Le conseiller John Mususa Ulimwengu explique à son patron Matata Ponyo Mapon que « le contrat pour le certificat d’enregistrement » pour ces 10 000 hectares de terres dans la région de Bukanga Lonzo « sera introduit au ministère des Affaires foncières » et que « les statuts de l’entreprise seront déposés au Guichet unique ». Il y détaille la répartition des parts des investissements à fournir par les différents actionnaires de ce qui doit devenir une exploitation agricole privée. 70% sont attribués à « SEMPM » [ndlr : Son Excellence Monsieur le Premier Ministre] et 30% aux « partenaires ». Le montant total prévu était de 11,576 millions de dollars, dont plus de 8 millions devaient être apportés par Matata Ponyo Mapon entre juin 2014 et mai 2015.

L’ancien conseiller et auteur de la note, John Mususa Ulimwengu, était et reste à ce jour un chercheur associé à l’Ifpri (International Food Policy Research Institut), un centre de recherche international basé à Washington spécialisé dans l’analyse des politiques agricoles nationales et dans les solutions innovantes pour réduire la faim dans le monde. Dans un mail adressé à RFI en date du 19 mai 2021, il affirme également coordonner une « plateforme appelée “ReSAKSS” établie par la commission de l’Union africaine pour mettre en œuvre le programme détaillé de développement de l’agriculture africaine. » « C’est dans cette capacité que j’assiste le gouvernement congolais depuis 2008 », assure cet expert international. Interrogé sur son rôle dans la création de Feed Africa SARL et sur les liens de cette société avec la famille de son ancien patron, John Mususa Ulimwengu assure : « Malheureusement, c’est un niveau de détail que je n’avais pas. » Mais il semble retrouver la mémoire quand il apprend que le parquet congolais place la ferme achetée par la famille Matata Ponyo via Feed Africa SARL « dans la concession même du parc agro-industriel de Bukanga Lonzo ». L’ancien conseiller se souvient soudain « clairement » que Feed Africa n’a jamais opéré sur le site de Bukanga Lonzo. « Ce n’était pas nécessaire, il y avait encore des terres disponibles. Avant de publier votre article, vérifiez les cartes », insiste-t-il.

L’ancien conseiller de Matata Ponyo Mapon assure qu’il serait « trompeur » de dire qu’il a signé une note sur la création de Feed Africa SARL, que cette note « était une réponse à une proposition de projet qui m’avait été soumise pour examen » et qu’elle « n’incluait pas des membres de famille ». Mais comme John Mususa Ulimwengu l’avait annoncé dans sa note, la société Feed Africa SARL a bien été enregistrée au Guichet unique de création des entreprises (GUCE). Parmi les quelques pièces du dossier d’instruction que Radio France internationale (RFI) a pu consulter, il y a des statuts de Feed Africa SARL datés du 24 mai 2014 et sur lesquels figure le tampon de l’office notarial du Guichet unique. Sur la liste des actionnaires, on retrouve deux membres de famille de l’ancien Premier ministre qui, à cette époque, possèdent bien 70% des parts : sa femme Hortense Kachoko Mbonda et Mr Edouard Matata Shwiti Lya Mbemba. « C’est vrai que sa femme voulait faire quelque chose, mais cette société n’a jamais été active », assure un proche de l’ancien chef de gouvernement. « Elle voulait peut-être profiter de l’élan du parc Bukanga Lonzo, mais elle n’a jamais bénéficié d’un quelconque argent de l’État. »

215 millions de dollars pour le partenaire sud-africain

Les « partenaires » de la famille Matata Ponyo dans Feed Africa SARL ne sont pas des inconnus. Ce sont deux sociétés sud-africaines représentées par Christo Grobler et Peter Venter, deux des administrateurs d’Africa Commodities (Africom), le consortium choisi de gré à gré pour gérer le parc de Bukanga Lonzo.

Ce ne sont pas les seuls liens d’affaires que les associés de Feed Africa SARL ont noués. Le parquet congolais a découvert une autre entreprise considérée comme l’une des sociétés-écrans qui ont permis le détournement des fonds de Bukanga Lonzo. Elle s’appelle Lonzo Natural Resource, elle est spécialisée dans la recherche et l’exploitation de substances minérales valorisables et réunit dans son actionnariat Africom, Feed Africa SARL, Jivento Group -représenté par le même avocat que Feed Africa SARL- et Agri-Kwango SARL, une société représentée par Betty Mayala Mabumbi qui ne serait autre que la femme du Patrice Kitebi, ministre délégué aux Finances de Matata Ponyo Mapon pendant les premiers mois du projet. « C’est sa femme, je le sais, j’ai longtemps travaillé avec lui », assure Joseph Kitangala Kabala qui se présente comme un lanceur d’alerte et dénonce la gestion de Patrice Kitebi qui dirige aujourd’hui le Fonds de promotion de l’industrie (FPI). « Cette société n’a jamais fonctionné », assure pour sa part Me Carlos Ngwapitshi, l’avocat-conseil de l’ancien ministre Patrice Kitebi.

La thèse du procureur général près la Cour constitutionnelle, c’est que le choix d’Africom « ne semble pas si innocent », surtout que le marché a été octroyé en février de gré à gré, sans « l’autorisation de la Direction générale de contrôle des marchés publics ». « De la manière dont le sénateur Matata Ponyo et monsieur Christo Grobler ont collaboré, on peut comprendre aisément les facilités dont ce dernier a bénéficié de la part du Trésor public. » Selon l’Inspection générale des finances (IGF) à l’origine de la saisine du parquet, Africom et l’une des autres sociétés dirigées par monsieur Grobler, Desticlox, qui a la même adresse, ont bénéficié de 215 millions de dollars sur près de 286 millions décaissés sur ce projet, pour l’essentiel libellés en frais de gestion, quand le contrat de gestion prévoyait uniquement le versement d’une « rémunération annuelle fixée à 10% de la marge bénéficiaire nette ».

Feed Africa SARL n’a pas seulement des actionnaires communs avec Africom, mais elle a aussi les mêmes fournisseurs que le parc de Bukanga Lonzo. Cette société a reçu des factures toutes datées du 31 octobre 2014, non seulement de Desticlox (966 000 dollars) pour le « silo et le stockage », mais aussi d’autres sociétés liées à Africom, Triomf Fertilizer (145 000 dollars) pour des « pesticides », Michigan Equipment (192 000 dollars) pour « les tracteurs et la maintenance » et BPI Manufacturing (695 000 dollars) pour « des outils et des planteurs », tous associés à Africom dans le projet. L’ensemble des factures auxquelles RFI a eu accès totalise près de 2 millions de dollars quand près de 7 millions auraient dû être investis à ce stade, selon les prévisions du conseiller John Mususa Ulimwengu. Rien n’explique pourquoi ces factures ont été émises le même jour et si elles ont été payées ou les marchandises remises. Mais selon une source au sein de l’IGF, elles font parties des preuves d’une « forme de rétrocommissions » en faveur de membres de famille de Matata Ponyo Mapon puisque, toujours selon cette source, la ferme n’existe pas.

Que répond Matata Ponyo Mapon ?

Quand l’ancien Premier ministre se défend face aux accusations de l’IGF, il répond point par point le 11 novembre 2020 dans une note attachée à sa correspondance de transmission. Il insiste sur le fait que « Africom était un consortium de 15 entreprises couvrant pratiquement tous les domaines d’activités compris dans un parc agro-industriel. Ainsi recruter Africom correspondait à recruter 15 entreprises, c’était l’une des principales qualités requises. » C’est ainsi qu’il justifie l’absence d’appel d’offres : « la mise en œuvre du concept de parc agro-industriel nécessitait une entité disposant des compétences non seulement une variété d’activités agro-industrielles, mais également des compétences avérées en construction et équipement agro-industriels. » Il évoque également « une certaine réticence justifiée quant à la divulgation d’une stratégie de développement qui touchait à la sécurité nationale », dont la sécurité alimentaire ferait partie.

Devant l’Inspection générale des Finances, Matata Ponyo Mapon rejette aussi la responsabilité sur les autres parties dans ce dossier, en assurant que le contrat de gestion de février 2014 désignant Africom avait requis la signature de quatre ministres, le ministre délégué aux Finances, les ministres du Portefeuille, de l’Agriculture et de l’Industrie, que le gouvernement « avait renforcé la gouvernance du projet de Bukanga Lonzo en mettant en place une commission interministérielle présidée par le ministre de l’Agriculture et en exigeant les enregistrements des entreprises, avec chacune des organes de gestion, y compris ceux du contrôle » et que la responsabilité de la gestion des fonds alloués à Africom était de la responsabilité de cette société de gestion sud-africaine. L’ancien Premier ministre avait pourtant écrit le 10 février 2014 à ces ministres pour leur transmettre ce contrat de gestion pour lequel il attendait leurs « avis et considérations d’ici mardi 11 février 2014 », soit 24 h après. C’est cette lettre que l’ancien ministre de l’Agriculture, Jean-Chrysostome Vahamwiti, avait brandie à RFI le 14 mai 2021 pour affirmer que c’était bien le chef du gouvernement et non lui qui pilotait le projet.

Dans l’ancienne équipe de Matata Ponyo Mapon aujourd’hui, beaucoup se dédouanent, mais admettent la mainmise du Premier ministre de l’époque sur le dossier et certaines irrégularités. « Je n’étais pas informé des détails, mais de nature, Matata Ponyo Mapon veut tout faire rapidement, ça peut heurter quelques règles », reconnaît l’un de ses anciens collaborateurs. « Sur un dossier comme Congo Airways, il avait fait confiance au ministre sectoriel, mais sur d’autres comme Bukanga Lonzo, il jugeait les ministres sectoriels faibles et avait pris les choses en main. » Un autre justifie : « On nous avait dit que le gré à gré, c’était faisable. On pouvait dire quoi ? Monsieur le Premier ministre, vous n’avez pas le droit. » Ce deuxième collaborateur admet même avoir eu vent de l’existence de Feed Africa et de cette ferme : « On nous disait que c’était une affaire privée du Premier ministre, ce n’était pas sur le site même. Pour y accéder, on devait traverser la rivière Lonzo. »

Pour Matata Ponyo Mapon, au contraire, « le projet semble avoir été saboté » après son départ de la primature. C’est ce qu’il écrit à l’Inspecteur général des finances le 11 novembre 2020 en réponse à ses accusations. Lire la suite en cliquant ici.

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