S’ils sont bien nécessaires pour aider à réformer l’ordre mondial aujourd’hui dominé par l’Occident, les BRICS doivent néanmoins se reprendre et se rappeler les objectifs qui sont attendus d’eux. C’est en substance le message qui sous-tend cette réflexion de l’Institut d’étude et de sécurité (ISS) sous la plume de Priyal Singh que nous reprenons ci-dessous. En particulier, l’auteur qui s’inspire du récent sommet de Kazan, en Russie, appelle les pays du BRICS à ne pas diluer la raison d’être du groupe dans la volonté chimérique d’expansion du mouvement.
Le 16e sommet des BRICS, qui s’est récemment tenu à Kazan, en Russie, s’est conclu par une déclaration finale, énumérant les engagements, préoccupations et ambitions de cette alliance.
La presse occidentale s’est surtout focalisée sur la manière dont ce sommet illustre la capacité de Moscou à contourner les sanctions internationales en se tournant vers le Sud. Les BRICS y sont perçus comme un contrepoids aux efforts de l’Occident visant à isoler la Russie, freiner son influence et contrer son offensive en Ukraine.
Face à cette dynamique, certains analystes et gouvernements occidentaux peinent à appréhender les BRICS autrement que par le prisme d’une géopolitique binaire, où ce groupe apparaît comme un défi majeur à l’ordre international dominé par l’Occident. Cette vision oppose les valeurs démocratiques et libérales aux gouvernements autoritaires, tandis que les pays en développement naviguent entre ces deux blocs pour défendre leurs intérêts.
Ces analyses ne sont pas sans fondement. La Russie et la Chine sont des puissances favorables au statu quo : membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU depuis sa création, Moscou a incarné un « pôle alternatif » de l’ordre international au 20e siècle, une position à laquelle Pékin aspire désormais. Les objectifs de politique étrangère de ces deux pays les placent en confrontation directe avec les États-Unis et leurs alliés.
Ces deux pays peuvent-ils réellement défendre la cause du Sud ? Pourquoi des organismes plus représentatifs comme le Mouvement des non-alignés n’ont-ils pas joué un rôle plus important ?
Les BRICS risquent de se disperser et de s’éloigner de leur mission principale
Focaliser l’attention sur la Russie et la Chine masque le projet géopolitique plus large des BRICS : celui de permettre aux pays du Sud de remodeler l’ordre international.
Cet objectif comprend une représentation et un pouvoir accrus au sein des instances mondiales, une liberté économique élargie (investissements et emprunts) en dehors du système financier dominé par l’Occident et la création d’un rapport de force plus équitable, en phase avec les réalités contemporaines.
Les pays des BRICS progressent régulièrement dans l’élaboration d’un programme stratégique commun visant à renforcer leur coopération dans divers domaines politiques.
La déclaration finale de 32 pages du sommet de Kazan aborde un éventail de sujets allant de la réforme du Conseil de sécurité de l’ONU et des institutions de Bretton Woods à des questions telles que le changement climatique, la biodiversité et la conservation. Elle traite également des défis globaux posés par les crises, les conflits et le terrorisme, ainsi que des aspects liés au développement économique, à la santé, à l’éducation, à la science et aux échanges culturels.
L’ampleur de ce programme de coopération témoigne d’un certain progrès, mais pourrait aussi révéler les difficultés des membres des BRICS à s’entendre sur les questions politiques et de sécurité cruciales pour réformer l’ordre international.
Un groupe aussi diversifié ne peut avoir une position commune sur les droits de l’homme et la démocratie
L’élargissement de l’agenda substantiel des BRICS et de leur composition dilue leur objectif initial et renforce le récit occidental manichéen dont leurs membres souhaitent s’éloigner.
Les progrès tangibles, quoique graduels, dans la mise en place d’institutions et de processus intra-BRICS tels que le mécanisme de coopération interbancaire, le système de paiement transfrontalier et sa capacité de réassurance indépendante, renforcent toutefois le poids et la crédibilité des BRICS.
Ces initiatives permettraient aux membres des BRICS de poursuivre leurs objectifs économiques internationaux sans les contraintes des institutions financières traditionnelles comme la Banque mondiale et le FMI. En théorie, cette indépendance renforcerait leur influence sur la scène mondiale, soutenant l’émergence d’un ordre plus multipolaire.
À l’inverse, des projets comme la conservation des grands félins, la promotion des échanges sportifs pour les jeunes ou la création d’une alliance BRICS pour la danse folklorique, bien que notables, desservent cet objectif central. L’inclusion de telles initiatives dans l’Agenda croissant des BRICS dilue ses priorités fondamentales.
Plus préoccupant encore, cette diversification pourrait indiquer que le groupe suit la voie de la moindre résistance, en élargissant sa coopération sans véritable cohérence stratégique dans l’espoir que certaines actions produiront des résultats concrets.
Un agenda simplifié ferait passer au second plan les contradictions et manœuvres géopolitiques des BRICS
Plutôt que de se concentrer sur les questions stratégiques centrales – telles que la conception d’une multipolarité partagée ou les réformes nécessaires des institutions de gouvernance et de sécurité mondiales –, les BRICS semblent s’orienter vers une expansion accrue. Ce choix implique des risques de dépendances institutionnelles et de stagnation, problèmes déjà observés au sein d’organisations plus établies.
Les principaux membres du groupe reconnaissent peut-être leurs visions divergentes de la multipolarité. La Russie, et dans une certaine mesure la Chine, ne se contente pas de prôner des réformes institutionnelles, mais cherche à redéfinir les normes et principes fondamentaux de l’ordre international.
Ces différences apparaissent aussi dans la question de l’élargissement des BRICS. L’enthousiasme de la Russie et de la Chine pour un agrandissement rapide a été freiné par les autres membres fondateurs, qui privilégient un modèle de « pays partenaire ». Cela tranche avec les offres d’adhésion pleine aux nouveaux membres en 2023 – l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. La nouvelle administration argentine a décliné l’offre, tandis que l’Arabie saoudite n’a pas encore donné suite.
Le plus préoccupant reste l’engagement affiché des BRICS pour la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Ces notions, désormais très politisées, sont souvent soumises à un double standard entre les nations en développement aux systèmes politiques variés et les démocraties libérales occidentales. Pour défendre ces valeurs de manière crédible, les BRICS devraient au minimum promouvoir des systèmes de gouvernance communs dans leurs propres États.
Il paraît contradictoire qu’un groupe incluant des démocraties constitutionnelles et des régimes autocratiques ou théocratiques tente de s’exprimer d’une seule voix sur ces sujets. Cela relève au mieux d’une rhétorique politique creuse, au pire d’un double discours orwellien.
Ce positionnement dilue une nouvelle fois les messages clés des BRICS, affaiblit leurs activités stratégiques et détourne l’attention des progrès concrets en faveur d’un agenda commun.
La priorité des BRICS devrait être de recentrer leurs objectifs.
Un programme de travail annuel cohérent permettrait de détourner l’attention des contradictions et des manœuvres géopolitiques des différents États membres. En se concentrant sur les échecs du système international, la réforme institutionnelle et une plus grande représentation des pays du Sud dans les organes décisionnels et d’élaboration des politiques pourraient être prioritaires.
Pourtant, à en juger par le sommet de cette année, cela semble peu probable. En suivant la voie de la moindre résistance, les BRICS risquent de s’enliser dans un agenda toujours plus large et éloigné de leurs objectifs initiaux.
Seul l’avenir dira si certains membres sauront changer le cap à temps, avant que le groupe ne s’égare irrémédiablement.
Priyal Singh
Chercheur principal, L’Afrique dans le monde, ISS Pretoria