Les crimes commis contre les journalistes restent trop souvent impunis, particulièrement en Afrique, où les professionnels des médias font face à des violences, des pressions étatiques et une censure grandissante. Selon le Haut-commissariat des Nations unies au Droit de l’homme, au cours de dernières années, plus de 1 200 journalistes ont été tués pour avoir voulu couvrir des évènements et informer le public. Dans 9 cas sur 10, les meurtriers restent impunis. Justement, à l’occasion du 2 novembre 2024, journée internationale dédiée à la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes, Jeanne Lagarde, chargée du plaidoyer pour l’Afrique subsaharienne à Reporters sans frontières (RSF), a dénoncé cette situation alarmante et plaidé pour une mobilisation forte. Si elle a relevé quelques timides avancées sur le front de la lutte contre les crimes contre la pratique du métier de journalisme, toutefois, dans cet entretien exclusif qu’elle a accordé à la rédaction du Djely, elle admet que la situation reste préoccupante, notamment en Guinée où les principales radios et télévisions demeurent fermées depuis des mois.
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Ledjely.com : Ce 2 novembre, le monde célèbre la journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes. Vous qui êtes en charge du plaidoyer en Afrique subsaharienne au compte de Reporters sans frontières (RSF), sous quel signe célébrez-vous cette journée ?
Jeanne Lagarde : Cette journée vient rappeler que le chantier à mener pour lutter contre l’impunité des crimes commis contre les journalistes est encore vaste. Dans de trop nombreux pays, en Afrique comme dans le monde, l’impunité reste un problème majeur : les enquêtes ouvertes après des crimes commis contre les journalistes sont soit inexistantes, soit piétinent et n’aboutissent jamais. Sur le continent africain, l’un des derniers faits marquants en termes d’avancée pour lutter contre l’impunité concerne la Gambie. Dans un verdict historique rendu fin novembre 2023 par la justice allemande dans le premier procès ouvert à l’étranger pour poursuivre les violations des droits humains commises en Gambie pendant l’ère Yahya Jammeh, un des responsables de l’assassinat en 2004 du journaliste de renom Deyda Hydara (ancien correspondant de RSF) a été reconnu coupable et condamné à la prison à perpétuité par la justice allemande. C’est une avancée incontestable dans le combat contre l’impunité.
Quelles sont les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la pratique du journalisme sur le continent africain ?
Les menaces pesant sur la pratique du journalisme sur le continent africain sont nombreuses. De manière générale, les pays connaissant des conflits sur leur territoire sont ceux où le journalisme est particulièrement mis à mal : en RDC, dans la région du Nord-Kivu, les journalistes font régulièrement l’objet de violences ou d’arrestations. Ils sont aussi pris en étau entre les injonctions des rebelles du M23 et celles des forces loyalistes. Au Sahel, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, tous dirigés par des juntes et tous concernés par l’insécurité due à la menace terroriste, sont des pays dans lesquels de lourdes menaces pèsent sur la pratique du journalisme.
La pratique du journalisme reste très dangereuse sur le continent. C’est notamment le cas de la Somalie, pays le plus dangereux du continent avec plus de 50 professionnels des médias tués depuis 2010, ou du Cameroun, où le journaliste de renom Martinez Zogo avait été enlevé et assassiné début 2023. En période de manifestations ou en période électorale, des menaces peuvent également peser sur l’exercice du journalisme : cela a été le cas au Nigeria, où près d’une vingtaine de reporters ont été attaqués début 2023.
Que dites-vous en particulier de la liberté de la presse dans les pays en transition militaire dans l’espace ouest-africain et le Sahel ?
L’état de la liberté de la presse est particulièrement alarmant dans les pays en transition militaire, notamment au Sahel. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les suspensions de médias locaux et internationaux, de même que l’exil de nombreux journalistes vont bon train. La censure et l’autocensure sont de mise, et sortir du cadre et du narratif imposé par le pouvoir en place a son lot de conséquences : suspensions, arrestations, détentions, réquisitions et même disparitions. Au Burkina Faso, trois journalistes plus ou moins critiques des autorités ou de l’armée ont été réquisitionnés de force par l’armée en juin, et un autre est porté disparu. Les autorités exercent une pression constante sur la presse nationale et locale. De plus, la proximité grandissante entre les organes de régulation et les autorités s’apparente à de l’instrumentalisation : au Mali, la Haute autorité de la communication a récemment emboîté le pas du pouvoir en interdisant à tous les médias de couvrir les activités des groupes politiques. Mais les pressions étatiques ne sont pas les seules à freiner l’exercice du journalisme au Sahel : les journalistes sont pris en étau entre ces pressions et la situation sécuritaire alarmante. En tout au Mali, quatre journalistes de radios communautaires sont actuellement aux mains de ravisseurs. Ce sont aussi des pays où la désinformation est très présente, ce qui est très dangereux.
Si l’on va en dehors du Sahel et que l’on se penche vers la Guinée, on peut aussi en tirer un triste constat, où la censure est omniprésente. En mai dernier, un arrêté signé par le ministre de l’information et de la communication a ordonné le retrait des agréments d’exploitation des médias indépendants de six médias indépendants, radios comme télévisions. Les journalistes, surtout ceux qui enquêtent sur des sujets impliquant le pouvoir ou qui sont vindicatifs, font très régulièrement l’objet de menaces et évoluent dans un climat tendu.
En Guinée, depuis environ six mois, les principales radios et télévisions sont inaccessibles, parce que coupées par les autorités. Avez-vous des discussions avec les autorités du pays en vue d’une éventuelle réouverture de ces médias ?
Notre organisation s’est beaucoup mobilisée pour soutenir les radios et télévisions ayant été interdites par le gouvernement de transition. Après la dissolution de l’ancien gouvernement le 19 février, RSF s’était rendu à Conakry afin de rencontrer le Premier ministre, Amadou Oury Bah, ainsi que le ministre de l’Information et de la Communication, Fana Soumah, et le président de la Haute Autorité de la communication (HAC). Lors de la rencontre avec RSF, le Premier ministre avait indiqué sa ferme intention de continuer le dialogue avec les responsables de médias , dans un contexte d’apaisement des deux côtés. Pourtant, depuis, rien n’a changé. Les radios et télévisions, faisant l’objet d’un brouillage constant depuis fin novembre 2023, sont toujours censurées. Nous entreprenons des actions de communication et de mobilisation pour que les médias puissent reprendre leurs activités normalement. C’est aux autorités de faire preuve de raison et de les autoriser à reprendre. Les médias ne doivent pas faire de compromis.
Interview réalisée par Thierno Amadou Diallo