En Guinée, les imams occupent une position essentielle dans la vie spirituelle, sociale et même politique du pays. Dirigeants des prières, arbitres dans les conflits sociaux, éducateurs religieux, ils jouent un rôle fondamental dans une nation où plus de 80 % de la population est musulmane. Pourtant, leur quotidien est marqué par une précarité économique qui pousse à interroger leurs moyens de subsistance et les défis auxquels ils font face.
Les mosquées de Guinée, principalement financées par les communautés locales, ne permettent pas aux imams de vivre décemment sans un soutien extérieur. Thierno Idrissa Diallo, imam de la mosquée Petel à Kountia, explique : « J’ai une seule femme et six enfants. Parfois, je ne peux pas être disponible pour la mosquée parce qu’il faut que je paie le loyer, la scolarité des enfants et d’autres dépenses. Moi, je ne demande rien parce que ce que je fais, c’est pour Dieu, mais toute personne qui nous assiste fait du bien et sera récompensée par Dieu ». Ce témoignage met en lumière une réalité partagée par la plupart des imams guinéens : leur rôle religieux ne leur assure pas une rémunération suffisante pour vivre dignement.
Cette précarité pousse certains à trouver des moyens alternatifs de subsistance. Un imam rencontré en banlieue de Conakry, marié à trois femmes, pour subvenir à ses besoins, a dû créer un groupe de prière avec les femmes du quartier, organisant des séances de lecture du Coran et de prière chez elles en échange de sacrifices symboliques. Ces contributions lui permettent de subvenir à ses besoins, notamment pour payer la scolarité de ses enfants.
De même, certaines mosquées organisent des collectes mensuelles ou des lectures du Coran où les fidèles contribuent financièrement, espérant gagner la bénédiction divine.
Cependant, cette dépendance à la générosité des fidèles expose les imams à diverses manipulations, notamment politiques. Une illustration récente en est la cérémonie organisée à la grande mosquée Fayçal par le collectif des anciens ministres. Officiellement destinée à prier pour la paix et l’unité nationale, elle visait également à remercier le président de la transition. Avec plus de 200 imams présents, chacun recevant un perdiem de 100 000 francs guinéens, cette initiative a été perçue comme une tentative de manipulation visant à légitimer un projet politique. Ces pratiques, bien que profitables à court terme, risquent d’éroder l’autorité morale des imams et de fragiliser leur rôle spirituel auprès des fidèles.
L’État guinéen, malgré l’importance de la religion dans la vie quotidienne des citoyens, ne soutient que très peu ou presque pas les imams. Selon Imam Amadou Camara, conseiller au Secrétariat général des affaires religieuses, seuls quelques imams sont rémunérés actuellement en Guinée.
À l’époque du président Sékou Touré, les imams bénéficiaient de salaires, de ravitaillement et d’un accès au pèlerinage à La Mecque. Mais avec les réformes économiques des régimes suivants, ces privilèges ont disparu.
La différence entre les imams reconnus par l’État et ceux qui ne le sont pas aggrave encore les disparités. Amadou Camara souligne que « les imams nationaux, qui ont des cartes, bénéficient de certains avantages vis-à-vis des autorités. Mais les autres n’ont rien », dit-il. Cette distinction crée une hiérarchie où seuls les imams les mieux connectés profitent d’un soutien minimal, laissant les autres dépendre exclusivement de la communauté ou de leurs propres initiatives.
Cette information est appuyée par Ibrahima Bambassidy Camara, conseiller juridique au Secrétariat général des affaires religieuses (SGAR) « Il y a deux catégories d’imams : ceux qui sont reconnus par le secrétariat général des affaires religieuses et possèdent des cartes, et ceux qui ne le sont pas. Les premiers bénéficient de certains avantages, comme des salaires pour les imams des grandes mosquées centrales des régions administratives et ceux de la grande mosquée Fayçal. Mais les autres n’ont rien. Pourtant, théoriquement, toutes les mosquées de la République relèvent de l’État », indique-t-il.
D’ailleurs, comment procède-t-on à ce choix des imams ? Ces imams peuvent-ils s’opposer à une décision ou à un quelconque désidérata de leur donateur ? Pourtant, la main qui donne, c’est la main qui ordonne, dit un dicton.
Cette inégalité de traitement crée un fossé entre les imams des grandes mosquées urbaines et ceux des quartiers ou des villages. Si les premiers peuvent bénéficier de salaires, les autres sont laissés à eux-mêmes.
Pour certains, cette situation reflète une gestion inefficace et inéquitable de la sphère religieuse. Elhadj Mansour Fadiga, président des Oulémas de Guinée, rappelle qu’autrefois, les imams étaient des agriculteurs ou des éleveurs soutenus par leur communauté, une pratique qui tend à disparaître en milieu urbain. Aujourd’hui, certains imams exercent des métiers parallèles comme le commerce, tandis que d’autres, faute d’activité génératrice de revenus, sombrent dans la mendicité ou deviennent vulnérables à des influences extérieures.
Pour Ibrahima Sow, imam dans une mosquée à Djoumayah dans Dubreka, « un bon imam doit être financièrement indépendant. S’il dépend des autres, il risque d’être corrompu et exposé à des influences néfastes. Pour être imam, il y a 4 conditions : premièrement, c’est d’être un homme ; deuxièmement, c’est l’honnêteté ; troisièmement, c’est quelqu’un qui connaît bien l’islam ; et quatrièmement, il faut que la personne soit unanimement reconnue. C’est historiquement connu des imams du fait d’être financièrement indépendant », affirme-t-il.
La politisation des imams est un danger qui menace leur rôle spirituel. Selon le professeur Maladho Siddy Baldé, spécialiste des questions islamiques, « un imam doit être au-dessus de toute manipulation qui ne va pas dans le sens de la protection des principes sacrés de la charia et de la sunna islamique », souligne-t-il. Pourtant, dans une société où le pouvoir politique domine souvent le pouvoir spirituel, les imams se retrouvent fréquemment utilisés comme relais pour atteindre des objectifs politiques. Ce contraste est frappant par rapport à des pays comme le Mali, le Sénégal où le pouvoir spirituel est suffisamment fort pour influencer les décisions politiques et protéger les intérêts de la communauté musulmane.
Face à cette réalité, plusieurs voix s’élèvent pour réclamer une réforme. Amadou Camara et Elhadj Mansour Fadiga plaident pour une reconnaissance officielle de tous les imams et une rémunération au même titre que les fonctionnaires de l’État.
« Les autorités doivent se rappeler que les religieux participent beaucoup à l’éducation de la population et facilitent la gouvernance », insiste Thierno Idrissa Diallo.
Toutefois, cette précarité ne peut être résolue uniquement par les efforts individuels des imams. Amadou Camara, conseiller au SGAR, appelle les autorités à agir. « Les religieux participent beaucoup à l’éducation de la population et facilitent la gouvernance. Ils méritent un salaire au même titre que les fonctionnaires de l’État », plaide-t-il.
Les imams guinéens se trouvent dans une situation délicate, entre leur rôle spirituel et les contraintes économiques. La précarité financière menace leur indépendance, leur crédibilité et leur capacité à jouer leur rôle de guides moraux. Si des réformes ne sont pas mises en place pour clarifier leur statut, instituer une rémunération équitable et renforcer le soutien communautaire, leur rôle dans la cohésion sociale risque de s’affaiblir, au détriment de la stabilité et des valeurs morales du pays.
Thierno Amadou Diallo