Un collectif d’organisations de défense des droits humains, nationales et internationales, lance un appel vibrant au Président le Général Mamadi Doumbouya. Dans une lettre ouverte, ces acteurs exigeant l’« annulation immédiate » de la grâce accordée à l’ancien président Moussa Dadis Camara, reconnu coupable de crimes contre l’humanité pour les violences meurtrières au stade de Conakry. Parmi les signataires, on retrouve Amnesty International, Human Rights Watch, l’OGDH et l’Association des Victimes (AVIPA), qui dénoncent une décision jugée « contraire aux engagements internationaux de la Guinée » et irrespectueuse de la mémoire des victimes.
Ci-dessous, la lettre :
Lettre ouverte conjointe au Président de la République de Guinée, le Général Mamadi Doumbouya
À l’attention de : Général Mamadi Doumbouya, Président de la République de Guinée
Re : Grâce, libération et départ de Guinée de Moussa Dadis Camara
Cher Monsieur le Président Doumbouya,
Nous vous écrivons pour vous faire part de notre vive préoccupation quant à votre décision d’exempter l’ancien président Moussa Dadis Camara de l’exécution de sa peine pour crimes contre l’humanité commis lors du massacre du stade de Conakry le 28 septembre 2009, qui est incompatible avec les obligations de la Guinée en vertu du droit international et pourrait constituer une violation du droit des victimes à un recours effectif. Nous vous demandons de bien vouloir annuler d’urgence cette grâce.
Nous vous rappelons l’engagement que vous avez pris de reconstruire l’État, de respecter les droits humains et de rendre justice, notamment pour le massacre du 28 septembre 2009 au stade de Conakry, en déclarant que « la justice sera la boussole qui guidera chaque citoyen guinéen ». À la suite des appels répétés des représentants des associations de victimes et des organisations locales et internationales de défense des droits humains en faveur d’un soutien accru de l’exécutif pour traduire les auteurs en justice, votre gouvernement a apporté un précieux soutien en facilitant la tenue du procès historique, qui s’est ouvert le jour du 13e anniversaire du massacre, devant le tribunal pénal de Dixinn. Le 31 juillet 2024, près de deux ans et plus d’une centaine de témoignages de victimes et de témoins plus tard, le tribunal a condamné Moussa Dadis Camara et sept autres personnes pour crimes contre l’humanité, et prononcé des peines allant de 10 à 20 ans de prison, ainsi qu’une peine d’emprisonnement à perpétuité. Le verdict, en particulier la condamnation de Moussa Dadis Camara en tant que commandant en chef ayant supervisé les crimes de 2009 et sa peine de 20 ans de prison, a été salué par de nombreux Guinéens et partenaires internationaux comme a minima une certaine forme de justice.
Malgré ces engagements publics en faveur de la justice, vous avez gracié Moussa Dadis Camara le 28 mars 2025, invoquant des « raisons de santé ». Il semble que cette grâce ait également été motivée par la volonté de favoriser la réconciliation nationale. Moussa Dadis Camara a été libéré de prison le jour même. Selon certains médias, il a quitté la Guinée dans la nuit du 13 au 14 avril pour se faire soigner au Maroc. À ce jour, aucune autre information n’a été rendue publique concernant le lieu où il se trouve et son état de santé.
L’annonce de la grâce a été accueillie avec surprise en Guinée. À notre connaissance, le public, ainsi que les victimes et les survivant.es, a appris par un décret lu à la télévision nationale, sans notification préalable, que le plus haut responsable condamné dans le cadre du procès allait être gracié, après avoir passé deux ans et demi en détention, alors que les recours en appel dans cette affaire n’ont toujours pas reçu de suite judiciaire. Plus de cinq mois après l’annonce de la grâce, le décret n’a toujours pas été publié au Journal officiel de la République ; l’une des organisations signataires de la présente lettre a demandé sans succès à y avoir accès.
Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, des groupes de défense des droits humains, y compris les organisations signataires de la présente lettre, ainsi que les victimes du massacre et leurs avocats ont rapidement critiqué la grâce. Selon un site guinéen d’informations, la décision a ravivé les inquiétudes de certaines victimes, qui ont craint pour leur sécurité tout au long du processus judiciaire en raison des risques de représailles contre les personnes ayant témoigné publiquement lors du procès.
Légalité de la grâce en droit guinéen
La Charte de la transition guinéenne de 2021 accorde au président le pouvoir de grâce. En vertu du Code de procédure pénale de la Guinée, la grâce est « une dispense d’exécution de la peine […] au condamné frappé d’une condamnation définitive et exécutoire ». Cependant, la peine de Moussa Dadis Camara n’est pas encore définitive. Toutes les parties, sauf une, ont fait appel, y compris Moussa Dadis Camara lui-même. Même si les avocats de la défense de Moussa Dadis Camara renoncent à leur appel, nous restons préoccupés par la légalité de la grâce en l’absence de procédure ou de décision définitive dans cette affaire. En d’autres termes, la loi guinéenne ne donnant pas au président le pouvoir d’accorder des grâces avant qu’un jugement définitif ne soit rendu, la grâce que vous avez accordée à Moussa Dadis Camara est contraire à la loi guinéenne.
Plus d’un an après le verdict, aucune date n’a été fixée pour le début des audiences en appel. En l’absence de communication officielle avec les parties au procès depuis l’octroi de la grâce, et compte tenu de l’ambiguïté quant au statut de ce procès historique pour la Guinée, les victimes et les autres accusés qui sont toujours en prison dans l’attente des audiences en appel n’ont aucune information concernant les répercussions de la grâce accordée à Moussa Dadis Camara sur la suite de la procédure judiciaire. Nous comprenons que l’effet d’une grâce légale est d’exempter la personne condamnée de l’exécution de sa peine, or le fait que la grâce a été accordée à Moussa Dadis Camara avant la fin de la procédure à son encontre soulève des questions quant à la légalité d’une telle décision et conduit à se demander si la suite de la procédure d’appel qui le concerne, ainsi que d’autres personnes impliquées dans l’affaire, sera remise en cause. Cette grâce n’absout pas Moussa Dadis Camara de sa responsabilité pénale en vertu du droit guinéen, y compris sa responsabilité en matière de réparations; il est urgent de clarifier la situation s’agissant de la poursuite de la procédure judiciaire pour les autres parties.
Obligations de la Guinée en vertu du droit international
La Charte de la transition guinéenne de 2021 stipule également que les traités internationaux ratifiés par la Guinée ont une autorité supérieure à celle des lois nationales, ce qui signifie que les pouvoirs reconnus dans la charte doivent être interprétés conformément à ces traités internationaux.
La Guinée a l’obligation internationale d’enquêter, de poursuivre et de punir les responsables de crimes contre l’humanité et d’autres violations graves du droit international des droits de l’Homme. Cette obligation découle d’un certain nombre de sources, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, auxquels la Guinée est un État partie. L’obligation d’enquêter, de poursuivre et de punir les responsables de crimes contre l’humanité découle également des obligations de la Guinée en tant qu’État partie au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI). Cette obligation ne saurait être compromise par aucune grâce, amnistie ou autre disposition juridique nationale ayant pour effet de conférer effectivement l’impunité aux responsables de tels crimes en vertu du droit international.
La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), l’un des organes chargés de la promotion et de la protection des droits humains protégés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, a souligné que si la « commutation de peine » est « une forme plus limitée de clémence », elle n’en reste pas moins « prohibée » au titre de la Charte lorsqu’elle entraîne une impunité pour de graves violations des droits humains, notamment pour les crimes contre l’humanité. Selon la CADHP, la clémence peut encourager une forme d’« impunité de droit », qui résulte d’une législation prévoyant une « exemption de la responsabilité pénale pour des actes commis dans le passé », notamment, par exemple, en commutant ou en annulant la peine d’un accusé. La grâce peut également encourager une « impunité de fait ». Selon l’interprétation qu’en fait la CADHP, l’impunité de fait intervient lorsque les auteurs d’actes relevant de graves violations des droits de l’Homme sont « en pratique isolés du fonctionnement normal du système judiciaire ».
Dans les circonstances actuelles, la grâce que vous avez accordée à Moussa Dadis Camara semble contredire à la fois le droit guinéen et les obligations de la Guinée en vertu du droit international et régional relatif aux droits humains, comme établi par la jurisprudence de la CADHP. Dans ce cas, la grâce équivaut à une impunité de droit et de fait, au sens où l’entend la CADHP, dans la mesure où elle aboutit à une peine disproportionnée par rapport à la gravité des crimes contre l’humanité et semble soustraire Moussa Dadis Camara au fonctionnement normal du système judiciaire.
Dans la mesure où la grâce accordée à Moussa Dadis Camara est motivée par des « raisons de santé », l’une des organisations signataires fait valoir à plusieurs reprises que l’octroi d’une grâce humanitaire peut être conforme au droit international des droits humains, à condition que le prévenu ne bénéficie pas d’un traitement spécial et que sa libération résulte d’une évaluation médicale indépendante, approfondie et concluante établissant la gravité de son état de santé et du risque que son maintien en détention pourrait faire peser sur sa santé qui se dégrade.
Dans une affaire similaire à celle de Moussa Dadis Camara, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a ordonné au Pérou de réexaminer la grâce accordée à l’ancien président Alberto Fujimori, soulignant que les grâces accordées à des personnes reconnues coupables de crimes contre l’humanité ne doivent être accordées que dans des circonstances extrêmes et ne doivent pas conduire à l’impunité. La Cour a souligné que les préoccupations sanitaires ne constituent pas à elles seules un motif suffisant pour justifier de telles mesures, lesquelles doivent également tenir compte de facteurs tels que l’exécution de la peine, le paiement de réparations, la reconnaissance des crimes, la réhabilitation et l’impact social d’une libération anticipée, notamment sur les victimes et leurs familles. En outre, la Cour a affirmé que toute grâce discrétionnaire accordée par le pouvoir exécutif doit être soumise à un contrôle judiciaire afin de garantir le respect des droits des victimes, notamment l’accès à la justice et à des recours effectifs.
À ce jour, toutefois, les autorités guinéennes n’ont fourni aucune information permettant de déterminer si ces critères ont été respectés. Cela jette un sérieux doute sur l’équité, la crédibilité et la transparence du processus ayant conduit à gracier Moussa Dadis Camara.
Les organisations signataires de la présente lettre ouverte demandent donc que l’état de santé de Moussa Dadis Camara soit évalué de manière indépendante et que la possibilité de mettre en place des mesures pour lui fournir des soins médicaux, y compris une libération temporaire afin de lui permettre de se faire soigner quand et où cela est nécessaire, sans lui accorder de grâce, soit examinée.
Dans la mesure où la grâce accordée à Moussa Dadis Camara est motivée par la promotion de la réconciliation nationale, plutôt que par des raisons de santé ou en plus de celles-ci, cela ne dispense pas la Guinée de ses obligations en vertu du droit international et régional relatif aux droits humains. Dans les circonstances actuelles, cette grâce porte non seulement atteinte au droit des victimes à un recours effectif, mais elle risque également de renforcer le sentiment d’une justice sélective en Guinée. La CADHP s’est appuyée sur le même raisonnement que celui de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans une affaire concernant l’octroi par le Zimbabwe d’une mesure de clémence visant à absoudre des criminels « dans le but de réconcilier la population », et a confirmé que « même si elles sont destinées à créer des conditions favorables à un accord de paix ou à favoriser la réconciliation nationale, l’amnistie et les autres mesures de clémence devront rester dans certaines limites », notamment que l’État doit d’abord satisfaire à ses obligations en vertu du droit international afin de garantir que les auteurs soient « poursuivis, jugés et dûment punis ».
Les organisations signataires sont profondément préoccupées par le fait que la réconciliation nationale, invoquée comme motif pour accorder des grâces, pourrait servir de prétexte pour accorder une impunité supplémentaire aux auteurs de crimes contre l’humanité commis lors des événements du 28 septembre 2009 et dans les jours qui ont suivi, non seulement à Moussa Dadis Camara, mais aussi à d’autres personnes, qu’il s’agisse de celles déjà condamnées dans la présente affaire ou de celles qui pourraient être jugées pour les mêmes faits.
Nous notons que le 26 mars dernier, le ministre et secrétaire général de la présidence de la République, le général Amara Camara, a lu à la télévision nationale, un nouveau décret stipulant que le budget national de développement de la Guinée couvrira l’intégralité du coût de l’indemnisation des victimes du massacre du 28 septembre 2009. Selon le texte de ce décret, cette décision est motivée par « le souci de justice sociale, de réconciliation nationale et de réparation du préjudice moral et physique ». Le décret a été salué par de nombreuses personnes qui demandaient depuis longtemps au gouvernement d’indemniser les victimes, même si la décision de justice limite leur nombre à 334, privant ainsi des centaines d’autres victimes de leur droit à obtenir des réparations. Cependant, le décret en question ne peut se substituer à une enquête, des poursuites et des sanctions efficaces. En vertu du droit international relatif aux droits humains, la Guinée a l’obligation de respecter, protéger et réaliser le droit des victimes à la vérité, à la justice et à réparation.
Nous vous exhortons à prendre toutes les mesures nécessaires pour annuler la grâce, à vous abstenir d’accorder d’autres mesures de clémence, y compris des grâces, et à exprimer clairement votre engagement à permettre aux autorités judiciaires guinéennes de mener à bien, en toute indépendance et dans de brefs délais, la procédure d’appel ainsi que les procès dans toutes les autres affaires en cours qui sont liées au massacre du stade.
La CPI a pour mandat d’intervenir lorsque les autorités nationales ne mènent pas de véritables poursuites pour les crimes relevant de sa compétence. En vertu du Mémorandum d’accord conclu, en septembre 2022, entre la République de Guinée et le Bureau du Procureur de la CPI, ce dernier peut reconsidérer sa décision et réouvrir une enquête « à la lumière de tout changement notable de circonstances, notamment l’imposition de toute mesure susceptible de nuire fortement à l’avancement des procédures judiciaires relatives aux événements du 28 septembre 2009 ou remettre en cause leur authenticité ». Les juges de la CPI ont déclaré que « l’octroi d’amnisties et de grâces pour […] des crimes contre l’humanité est incompatible avec les droits humains internationalement reconnus ».
Les organisations signataires vous demandent d’affirmer votre engagement en faveur de la justice, non seulement pour les victimes et les survivants des crimes du 28 septembre 2009, mais aussi pour l’ensemble des Guinéens et des Guinéennes qui se sont remis, à la suite du verdict de juillet 2024, à espérer dans un avenir plus prometteur et dans une Guinée qui fait honneur à une justice crédible et équitable et ne laisse aucune place à l’impunité, en particulier pour les crimes graves.
Dans l’attente d’une réponse de votre part dans les meilleurs délais, nous vous remercions pour votre attention.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de nos sentiments distingués.
Amnesty International
Association des victimes, parents et amis du 28 septembre 2009 – AVIPA
Fédération internationale pour les droits humains – FIDH
Human Rights Watch
Organisation guinéenne de défense des droits de l’Homme et du citoyen – OGDH