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YASSINE KERVELLA-MANSARE : « Les candidats africains à l’immigration ont tendance à minimiser les risques »

Auteure entre autres de ‘La condition peule hier et aujourd’hui : Étude comparative de communautés : Guinée et Tchad’’, Yassine Kervella-Mansaré nous revient avec ‘’Paroles d’immigrés, d’acteurs impliqués et de responsables politiques’’. Une véritable immersion dans le monde des immigrés africains en France. Docteure en anthropologie, elle s’est efforcée de comprendre de l’intérieur le vécu de ces immigrés. Qu’est-ce qui les pousse à partir ? Comment vivent-ils le contraste entre le rêve et la réalité ? Empruntant les mots utilisés par les intéressés eux-mêmes, l’auteure partage avec nous les réponses à ces questions essentielles. Et c’est en prélude à la sortie de ce livre qu’elle a accordé à la rédaction de Ledjely.com un entretien exclusif dont nous vous proposons ci-dessous la première partie.

Pourquoi avoir décidé de travailler sur cette thématique de l’émigration des Africains ?

J’ai décidé de travailler sur l’émigration parce qu’en 2017, j’ai été sollicitée auprès de différentes associations, par des psychologues de ces associations et aussi par des psychiatres pour les accompagner dans le cadre de l’ethnopsychanalyse. L’idée était de faire appel à des anthropologues pour comprendre un peu la culture d’origine des jeunes immigrés en l’occurrence.  En ce qui me concerne, puisque je suis anthropologue africaniste et je me suis spécialisée sur le monde peulh, il fallait donc aussi avoir mon point de vue pour mieux accompagner ces jeunes qui étaient en souffrance. L’idée du livre est donc partie de là et puis pendant les consultations, j’écoutais les témoignages de ces jeunes en grande souffrance, raconter leurs parcours migratoires, les difficultés, l’avant et l’après. L’avant d’abord, parce que tout simplement ils expliquaient pourquoi ils ont quitté leurs pays. Ils notaient que c’est parce qu’ils ne trouvaient pas leur place dans leurs pays d’origine. En Afrique, personne ne se soucie de la jeunesse et je me souviens d’un jeune qui disait : « l’Afrique est constituée de plus d’individus jeunes que de vieux. C’est quand même paradoxal qu’on ne se soucie pas des jeunes ». Cette phrase m’avait beaucoup marquée. Même si je ne l’avais dit au jeune qui l’a dite tenait, j’avoue que cette phrase m’avait beaucoup interpellée. Et c’est comme ça que j’ai commencé à penser à la thématique sur l’immigration des Africains en occident. Le fait qu’au compte de ces consultations, je me sois rendue dans les hôpitaux psychiatriques y a aussi contribué. Car, quand on envoie des jeunes dans un hôpital psychiatrique, c’est qu’il y a un grand traumatisme. D’ailleurs, je me souviens à ce propos également d’un échange que j’ai eu avec un jeune peulh originaire du Fouta Djallon. Quand je suis arrivée, je me suis adressée à lui en Pular : « On djarama, Tanaalaton ? (Bonjour, vous allez bien ? ». Et là il m’a répondu : « On djarama djadja, hari milan sikoudè mi yeguiti Pular (Bonjour sœur. Je croyais avoir oublié le Pular ». Cet échange aussi m’a touchée. En gros, le livre est fruit de tous ces événements qui m’ont touchée. Enfin, je pense que les inégalités sociales me touchent beaucoup, parce que j’en ai fait ma spécialité. J’ai souvent travaillé sur des thématiques ayant trait aux inégalités sociales.

En quoi l’approche par la perception des différents acteurs vous a-t-elle paru pertinente ?

Comme je le disais tantôt, cette approche s’est progressivement imposée à moi. D’ailleurs, pour contextualiser, je dois dire qu’au début, ce n’était pas à un livre que je pensais. Je voulais faire un article de 10 pages et puis au fur et à mesure que j’avais des entretiens, les jeunes s’accordant sur différents points communs, c’est devenu un livre. Dans le livre, on retrouve les témoignages de jeunes guinéens, maliens, sénégalais et léonais. Et leurs témoignages avaient un point commun, c’était de dire qu’on ne se soucie pas d’eux. Qu’ils sont précaires, végètent dans le chômage et n’ont même pas de quoi manger. Et leur sort, ils l’imputaient surtout à l’organisation politique et sociale de leurs pays d’origine. Ils dénonçaient tous le décalage entre les promesses des leaders politiques à la veille des élections dans leurs pays, et le fait que ces mêmes leaders, une fois élus, oubliaient systématiquement ces promesses.

Dans la structuration du livre, après une introduction assez longue de ma part, j’ai voulu vraiment donner la parole aux jeunes parce que je trouvais qu’il était intéressant qu’eux même racontent avec leurs mots leurs parcours migratoire et vu que dans leurs témoignages, ils amenaient d’autres structures, j’ai trouvé pertinent d’interroger les acteurs impliqués. Parmi ces acteurs, il y a une psychologue qui m’a aidé à prendre contact avec ces jeunes et à faire des entretiens. Elle s’appelle Sterren Kermarrec. Il y a aussi deux acteurs qui sont à l’OIM que sont Mr Thierno Sow et Mr Joël Loua. Un autre acteur que j’ai sollicité, c’est un géopoliticien qui est aussi écrivain, Mr Mamadou Aliou Barry. Il a apporté son témoignage et proposé des pistes pour sortir de tout ça. Il y a également un journaliste, Sidi Diallo, qui anime une émission à Mamou. Car comme vous le savez, au Fouta Djallon, il y a beaucoup de jeunes immigrés qui partent de cette région et beaucoup de décès malheureusement. J’ai donc estimé que leurs témoignages pouvaient réconforter les jeunes, parce qu’il y a un lien entre ces jeunes immigrés et ceux qui sont au pays et qui veulent tenter l’immigration, pensant qu’ailleurs il y a l’eldorado. Ce qui, bien sûr, n’est pas vrai. D’ailleurs, il n’y a l’eldorado nulle part. C’est très difficile de vivre en occident sans papier, sans famille, sans ressources.

Par ailleurs, puisque les jeunes, dans leurs témoignages, ont tous mis en cause les acteurs politiques, j’ai sollicité le point de vue de plusieurs responsables politiques. Je voulais le point de vue de cette catégorie mise en cause, pour faire dialoguer les deux camps. A l’époque, le président Alpha Condé était en place. J’ai sollicité différents ministères. Partout, on admettait la pertinence du sujet, mais les gens n’étaient pas toujours disponibles. J’ai même échangé pendant deux mois avec l’ancien ministre des Affaires étrangères et des Guinéens de l’étranger, Mr Ibrahima Kalil Kaba. Mais au dernier moment, il n’a pas souhaité apporter sa contribution ou donner son point de vue.  Je ne rappelle pas tout ce périple pour l’en blâmer, car c’est son droit. J’évoque juste des faits car les lecteurs ont le droit de savoir. Voilà donc un peu comment toutes ces différentes parties de mon ouvrage se sont construites. D’où le fait que l’intitulé soit long, mais c’est un intitulé que j’assume dans la mesure où je voulais que tous les acteurs qui sont intervenus dans cet ouvrage se retrouvent dans l’intitulé.

Quelles sont les raisons explicatives de l’émigration qui ressortent de vos enquêtes ?

Ces raisons tel qu’évoquées par les jeunes immigrés sont très diverses. On y retrouve la corruption des élites, le fait que la démocratie soit fragile, les risques d’insécurité. Le premier mobile invoqué par tous est que le marché de l’emploi est saturé ainsi que la précarité qu’ils vivent au quotidien. Ensuite, il y a d’autres raisons plus culturelles dont la pression familiale, le fait qu’on attend beaucoup des jeunes, alors qu’il n’y a pas toujours de structures qui permettent aux jeunes diplômés d’accéder au monde de l’emploi. Un autre facteur culturel qui a été évoqué par une femme, c’est le fait qu’elle a été mariée de force à quelqu’un de plus âgé qu’elle, alors qu’elle était mineure. Conséquence, elle a fui et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvée parmi les immigrés.

Quel rapport émerge-t-il entre les perceptions que les gens ont de l’émigration avant leur départ, et une fois qu’ils sont arrivés à destination ?

Avant que les jeunes ne quittent, dans leurs témoignages, ce qui ressort le plus c’est qu’ils imaginent l’ailleurs comme tout beau, ce fameux eldorado où on peut réussir. Et cet imaginaire est souvent nourri par des parents vivant depuis des années à l’étranger. Quand ils reviennent, ils ont tendance à enjoliver leurs discours de l’ailleurs. Or, souvent, il s’agit de gens qui économisent pendant des années, pour pouvoir venir s’offrir des vacances et quand ils arrivent, ils ne montrent pas les vrais aspects de l’ailleurs. Ce qui fait que les jeunes qui sont sur place ont tendance à imaginer cet ailleurs comme un paradis. Il faut dire que les images de cet ailleurs véhiculées par la télévision, la presse écrite et même dans les feuilletons contribuent également à nourrir cet imaginaire. Or, cette façon de percevoir notamment l’occident est si ancrée chez les Guinéens qu’ils épousent littéralement le déni. C’est ainsi que j’ai remarqué que les jeunes peinaient à croire ce que je leur disais sur la réalité de la vie en occident, à l’occasion des conférences que j’anime en Guinée, quand j’y suis.  Or, pour vivre en occident – en France ou ailleurs – il faut avoir des papiers, travailler, payer ses factures. Il faut savoir que rien n’est donné, la vie est compliquée. Mais ils ne croient à rien de tout cela. Ils ont tendance à minimiser les difficultés qu’on peut rencontrer dans leur paradis imaginaire.

Propos transcrits par Elisabeth Zézé Guilavogui

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