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Les régimes militaires en Afrique : ce que la génération actuelle ignore

Si les coups d’Etat qui font leur grand retour en Afrique au sud du Sahara préoccupe, c’est surtout parce qu’ils sont applaudis, les uns après les autres. A Conakry, Bamako, Ouagadougou et plus récemment à Niamey, l’arrivée des militaires au pouvoir est accueillie par une liesse populaire. Pourquoi ce comportement paradoxal de la part d’une jeunesse africaine qui est portant – au même moment – portée vers les revendications pro-démocratie. A en croire l’auteur de cette réflexion, l’adulation des coups d’Etat par la jeunesse africaine d’aujourd’hui s’explique surtout par l’absence chez cette jeunesse du sens de l’histoire des putschs. Très peu cultivée, n’étant pas nécessairement rigoureuse dans son raisonnement et désabusée par une gestion calamiteuse des Etats, la jeunesse qui déroule le tapis rouge pour les putschistes n’a souvent pas le recul nécessaire pour faire une appréciation juste des évènements.

Bref, ci-dessous la réflexion

Introduction

Après le Soudan, le Mali, par deux fois, le Tchad à la suite du décès de Idriss Deby, la Guinée en septembre 2021, le Burkina Faso en janvier et octobre 2022 et les tentatives non couronnées de succès (Guinée Bissau, Niger, Côte d’Ivoire) et le cas tout récent du Niger, on peut s’autoriser à dire que l’Afrique au Sud du Sahara renoue avec les coups d’État militaires et marque une rupture avec une tradition démocratique qui semblait devenir la norme dans l’espace des États de l’Afrique de l’Ouest.

Ces nouveaux régimes militaires ont semblé, dès les premiers moments de leur arrivée au pouvoir, bénéficier d’un certain soutien auprès des jeunes urbains des différentes capitales. Comment expliquer une telle situation dans une sous-région avec des mouvements sociaux prodémocraties qui ont porté les grands combats de la démocratie. Comment expliquer cette résurgence en Afrique et particulièrement en Afrique de l’Ouest ? Sont-ils différents de ceux qui ont émaillé le continent dans les premières années des indépendances ? Quelles sont les stratégies utilisées par les militaires qui arrivent au pouvoir pour mobiliser les jeunes ?

La principale hypothèse de cet article présume que la jeunesse ignore l’historiographie des régimes militaires qui lorsqu’ils arrivent au pouvoir, recourent, comme tous les régimes en mal de légalité, à l’instrumentalisation de la jeunesse et particulièrement celle urbaine par un discours catégoriel étiqueté et marqué par la volonté d’opposer (jeunes contre vieux, femmes contre hommes, les gens du citoyen lambda contre ceux d’en-haut, le savoir contre le patriotisme, la droite à la gauche, la France à la Russie, le ciel à la terre), les mises à la retraite massive, l’exhibition et l’humiliation des personnalités qui exerçaient le pouvoir, l’achat de certains leaders d’opinions dont des ‘’blogueurs’’ et autres journalistes à indice d’écoute élevé, etc.

I. Une historiographie des coups d’Etat en Afrique

Les coups d’État en Afrique sont une pratique très ancienne. La compilation faite par les politologues Jonathan Powell et Clayton Thyne[1] indique qu’entre 1950 et 2010[2], « pas moins de 204 coups d’État y ont été commis dont près de la moitié ont permis à leurs auteurs d’atteindre leur objectif, au moins temporairement », c’est-à-dire la prise du pouvoir par la force. Ces chercheurs dénombrent une moyenne d’environ 4 coups d’État par an entre 1960 et 2 000, 9 dans les années 50 et une dizaine dans chaque décennie de 1960 à 1990, soit une quarantaine sur la période.

Ces chercheurs révèlent que c’est en Afrique Occidentale que l’on compte le plus grand nombre de tentatives de putsch (près de 50 coups d’État réussis et de très nombreuses tentatives) avec en peloton de tête le Nigéria, le Burkina Faso, la Mauritanie et le Ghana. Mais ces pays sont largement devancés par le Burundi et le Soudan lorsqu’on prend en compte toute l’Afrique.

Un regard sur les différents coups d’État en Afrique depuis 1954 permet de distinguer deux types d’acteurs des putschs militaires :

  1. Ceux qui sont réalisés par les chefs de l’administration militaire (les chefs d’États-majors et des corps d’armée). Les premiers coups d’État du Ghana, du Nigéria, du Bénin et en Guinée (avec Lansana Conté) l’ont été par des officiers en position de commandement dans la haute hiérarchie militaire ;
  2. Ceux dirigés par les officiers au-bas de l’échelle militaire (essentiellement ceux qui appartiennent aux corps d’élite de l’armée et/ou des instructeurs militaires). C’est le cas des militaires des corps d’élite comme (Sankara, Blaise, Toumani, Maïnassara, Wanké, Strasser, Dadis, Sékouba, Mamadi, Assimi, Damiba) et les officiers instructeurs (Haya Sanogo, Moussa Traoré).

Lorsque les putschs sont dirigés par la haute hiérarchie militaire (membre de l’État-major), il y a peu de combats et peu de morts au moment de leur mise en œuvre. Ceux qui perdent la vie lors de ce type de putsch sont ceux qui assurent la sécurité rapprochée du président déchu en raison du lien de fidélité entre certains de la garde rapprochée et le président déchu.

Lorsque l’opération de prise du pouvoir est conduite par des officiers subalternes, c’est le contraire qui se produit avec des combats, des blessés et des morts. N’ayant pas et/ou peu de légitimité pour assurer le commandement et l’obéissance de la troupe, les initiateurs de ces putschs imposent la soumission et l’autorité par la puissance de feu qui fait la différence. Lorsque le coup d’état est perpétré par le responsable direct de la garde présidentielle, il y a souvent une absence de combat meurtrier, car l’arrestation et/ou l’assassinat du président décourage les velléités de combat étant donné que l’armée est souvent fidèle à un homme et non à l’institution, la République.

Après un coup d’État qui conduit un militaire au pouvoir (chefs des armées ou pas), les données révèlent une ou des tentatives de reprise du pouvoir par un autre militaire à l’intérieur des trois premiers mois, autour du neuvième et du quinzième mois et vers la fin de la deuxième année.

Si le chef de ladite junte échappe à une ou deux tentatives violentes de prise du pouvoir par une autre junte en gestation, elle peut espérer aller au bout de la conduite d’une transition, si cette dernière ne s’inscrit pas dans une durée qui n’excède pas 24 mois. Dans le cas contraire, même en se « civilisant » par un jeu de dupes (le chef militaire quitte officiellement l’armée et se présente à des élections qu’il organise et qu’il va forcément gagner), il devra vivre le reste de son temps au pouvoir dans la peur d’autres coups d’État.

Ne perdant jamais les élections organisées, leur pouvoir se termine par la mort naturelle, l’assassinat ou le fait d’être déposé par une autre junte, car les putschs sont comme les épidémies, la première ouvre la porte aux autres : « le premier annonce le second qui prépare le suivant et ainsi de suite des années après des années ».

Lorsque les coups d’État militaires se succèdent à des courtes échéances (à l’intérieur de 2 à 3 ans), les militaires se disqualifient d’eux-mêmes et confient la présidence de la transition à des personnalités civiles. Le Bénin, le Libéria et la Guinée-Bissau sont les pays qui ont le plus expérimentés cette pratique.

Sur les 15 pays que comptent la CEDEAO[3], seul deux pays (Sénégal et Cap-Vert) [4] n’ont jamais connu de coup d’État réussi et n’ont donc pas eu de dirigeants militaires. Les 13 autres pays ont connu 55 coups d’États réussis avec sensiblement autant de présidents militaires (51%) que de présidents civils (49%) en ne prenant en considération ni les militaires (14) qui ont ôté le treillis pour le boubou et/ou le costume après leur coup d’État, ni les présidents intérimaires au nombre de 25.

Sur les 63 premières années d’indépendance des 13 pays de la CEDEAO qui ont connu des coups d’États, les militaires, putschistes simples ou reconvertis en civil sont restés 46% du temps au pouvoir (29 ans sur les 62 ans) avec des pics au Burkina (43 sur les 63 ans), au Mali[5] (28 sur les 62 ans) et au Niger (25 sur les 62).

Dans les 13 des pays qui ont vécu des coups d’État réussis, il n’y a que deux anciens militaires qui ont eu accès à la présidence sans passer par la cage ancien putschiste. Il s’agit de Mamadou Tandja du Niger et Umaro Sissoco Emballo de la Guinée-Bissau. Cette réalité prouve suffisamment l’incapacité des militaires à accéder à la présidence de la République sans le fusil.

Tous les autres militaires qui deviennent des acteurs politiques et qui accèdent à la présidence ont bénéficié de la prise du pouvoir par les armes pour se cramponner et se reconvertir en président élu. Cette formule est le cas de la quasi-totalité des présidents qui proviennent des casernes.

Il est possible que des militaires « arrivent par les armes et partent » du pouvoir pour s’assurer une sorte de virginité politique pour mieux revenir à la présidence, souvent avec la bénédiction des puissances occidentales. Ces militaires, qui partent pour mieux revenir, se rencontrent davantage au Nigéria et, dans une moindre mesure, au Bénin et en Sierra-Leone.

Les premiers militaires qui ont tenté et réussi des coups d’État contre les premiers présidents en Afrique de l’Ouest sont, à quelques exceptions près, ceux des militaires qui ont le plus duré au pouvoir. C’est les cas de Lansana Conté de Guinée (24 ans), de Moussa Traoré du Mali (23 ans), de Yahya Jammeh de la Gambie (22 ans), de Joao Bernardo Vieira de la Guinée-Bissau (19 ans), de Sangoulé Lamizana de la Haute Volta (14 ans), de Seyni Kountche du Niger (13 ans), de Samuel Doe au Libéria (10 ans) et de Joseph Saidou Momoh de la Sierra-Leone (7 ans).

Dans les pays qui ont échappé à cette règle non écrite (Bénin, Ghana, Nigéria et Togo), il aura fallu attendre le second (Eyadema du Togo, 38 ans) et parfois le troisième putschiste pour voir un militaire rester longtemps au pouvoir avant de subir le même sort. Cette première période a été l’âge d’or des militaires : « prendre et s’éterniser au pouvoir avec la bienveillance de la communauté internationale ».

Trois pays parmi les 13 qui ont connu des coups d’États n’ont eu qu’un seul dirigeant militaire. Il s’agit de la Gambie, de la Côte d’Ivoire et du Libéria. Les deux derniers ont compensé la réduction du nombre de junte militaire par des guerres civiles longues et violentes. Le Libéria et la Guinée-Bissau comptent aussi le plus grand nombre de président intérimaire. La Côte d’Ivoire, la Gambie, le Niger et la Sierra-Leone n’ont jamais expérimenté un président intérimaire.

Parmi les militaires putschistes, il y a trois qui ont tenté et réussi deux coups d’États. Il s’agit de Julius Maada Bio en Sierra-Leone (par 2 fois avec une durée d’une année au pouvoir la première fois et de 4 ans la seconde fois) ; Nicéphore Soglo au Bénin et Jerry Rawlings au Ghana.

Ce dernier, en plus d’avoir tenté et réussi deux coups d’État, il s’est fait élire avant de perdre le pouvoir dans des élections. C’est aussi le seul qui a laissé un héritage démocratique en devenant le dernier militaire putschiste dans son pays. Thomas Sankara, celui qui a changé le nom de la Haute-Volta pour devenir le Burkina Faso a laissé un héritage idéologique et Seyni Kountché, un modèle d’austérité dans la gestion des deniers publics. Tous les autres militaires qui sont arrivés au pouvoir ont pillé les ressources autant et parfois plus que les civils évincés, arrêter, torturer et tuer pour garder le pouvoir acquis par les armes.

Sur les 13 pays qui ont vécu des coups d’États, la Guinée se singularise par le fait que les deux premiers coups d’État l’ont été à la suite du décès du premier et du deuxième présidents. Avant le 5 septembre, les militaires guinéens s’étaient spécialisés dans le fait de ne perpétrer des putschs que contre des « cadavres ». En Côte d’Ivoire, les militaires ont attendu que le successeur désigné par la constitution exerce quelques années avant d’organiser leur coup d’État avec un « balayeurs » qui a été balayé selon l’expression des humoristes ivoiriens.

II. Les coups d’Etat en Afrique et la manipulation des jeunes

Dans tous les pays africains où surviennent un coup d’état, la rhétorique est connue et bien rodée : « l’ancien est pourri, le nouveau est saint et porteur de progrès, de liberté et de développement ». On l’a entendu au Mali où la junte de Assimi Goïta a invoqué la déliquescence du régime d’Ibrahim Boubacar Keita et son incapacité à rétablir la sécurité sur l’ensemble du territoire.

Au Burkina Faso, la mutinerie, enclenchée dans la matinée de dimanche 23 janvier dans plusieurs casernes réclamant le départ des chefs de l’armée et la mise à disposition des moyens adaptés à la lutte contre les groupes djihadistes, s’est achevée par la prise du pouvoir. Pour les militaires qui ont pris le pouvoir, le président Kaboré « n’a pas réussi à unir la nation et à gérer efficacement la crise sécuritaire qui menace même les fondements de la nation » et face à « l’incapacité manifeste du pouvoir de Roch-Marc Christian Kaboré », il a fallu agir pour prendre le pouvoir.

En Guinée[6], les arguments avancés ont porté sur la « gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique » et le souhait de « rendre la liberté au peuple ». Pour le colonel Mamadi Doumbouya[7], « Si le peuple est écrasé par ses propres élites, c’est à l’armée de donner au peuple sa liberté », citant Jerry Rawlings, l’officier qui avait pris le pouvoir au Ghana en 1979. Au Niger, les arguments avancés « dégradation continue de la situation sécuritaire, la mauvaise gouvernance économique et sociale », semblent tirés par les cheveux et peinent à convaincre.

Dans ces trois pays, des scènes de liesse ont été constatées après les putschs militaires. A Bamako, trois jours après le putsch militaire qui a conduit à la démission du président IBK, des milliers de jeunes ont envahi la place de l’indépendance. A cette occasion, le colonel-major Ismaël Wagué, en compagnie du colonel Malick Diaw (qui deviendra le porte-parole de l’organe de la junte), dira : « Nous sommes venus vous remercier, remercier le peuple malien pour son soutien. Nous n’avons fait que parachever le travail que vous aviez commencé et nous nous reconnaissons dans votre combat ».

En Guinée, les deux moments forts du soutien de la jeunesse à la junte ont été le 5 septembre (jour du coup, ndlr) avec la longue traversée de l’ancien président, dans une voiture avec les vitres baissées, du quartier général de la junte au siège de la radiotélévision guinéenne et le 2 octobre 2021 avec des scènes de liesse monstrueuses d’une jeunesse en communion avec les militaires des forces spéciales. Des phénomènes similaires ont été observées bien avant et après la chute du régime de Marc Christian Kaboré et la tentative actuelle contre Bazoum au Niger.

Comment expliquez ce soutien populaire des jeunes lorsqu’on sait que depuis les années 90, à la suite de la déclaration du président François Mitterrand à la conférence de la Baule, on a vu se constituer des associations, des ONGs et des mouvements supranationaux pour réclamer et aider à asseoir la démocratie libérale en Afrique au sud du Sahara ?

Tous les coups d’États en Afrique, de 1954 à 2022, ont été accueillis par une certaine liesse populaire dans les capitales. Certaines plus importantes que d’autres, certes. Mais aucun coup d’État n’a engendré un refus populaire comme ce fut le cas en Russie avec Boris Eltsine sur un char de combat ou en Turquie avec des milliers de citoyens sur un pont tentant de bloquer l’avancée des soldats. Les raisons de cet accueil enthousiaste des jeunes africains sont autant politiques, socioéconomiques que de la psychologie des foules.

D’abord et avant tout, il est important de dire que les coups d’État réussissent en raison des dysfonctionnements de l’État et en particulier de ses services régaliens (armées, services de sécurité, justice, etc.). Ils réussissent aussi en raison de la faiblesse et même de la déliquescence des institutions républicaines avec des députés sans base électorale, des dirigeants corrompus, coupés du peuple et vivant dans un luxe insolent et qui nargue la pauvreté et le chômage structurel de la population, avec des jeunes détenant des diplômes qui ne valent rien en termes de compétences, et sont donc très massivement au chômage.

Enfin, derrière les militaires qui sortent des casernes et qui utilisent leurs armes pour prendre le pouvoir, il y a toujours des acteurs politiques nationaux qui appellent ouvertement et parfois dans l’obscurité de la nuit les militaires à agir et des puissances internationales qui accompagnent et/ou donnent des signaux de défiance envers le régime en place. C’est le constat fait par Jonathan Powell et Clayton Thyne lorsqu’ils disent : « Si ce sont souvent des membres civils d’un gouvernement qui commencent un coup d’État, l’armée joue un rôle plus tard, en acceptant ou non de suivre les nouveaux dirigeants. »

Dans le cas du Mali, Joseph Siegle et Daniel Eizenga (2020)[8] sont formels « Le soutien populaire au coup au Mali masque une armée politisée, des personnalités de l’opposition opportunistes et peut être une ingérence de certaines élites politiques ». D’ailleurs, cette lecture se confirme avec des acteurs politiques de premier plan au Mali et en Guinée qui ont ouvertement souhaité une ingérence de l’armée dans le champ politique et applaudir des deux mains, la prise du pouvoir par elle.

Au Mali, l’avocat Mountaga Tall, l’un des animateurs du M5-RFP, suite aux condamnations de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a affirmé : « Ce sont les Maliens qui confèrent la légitimité aux autorités du Mali (…) Et les Maliens seuls »[9]. En Guinée, le principal opposant au président déchu Alpha CONDE, Cellou Dalein Diallo a offert dès le 7 septembre son soutien à la junte et a plaidé la cause de celle-ci dans les capitales occidentales lors d’une tournée européenne. Le Front national de la défense de la Transition (FNDC) a fait de même en sillonnant les capitales africaines et de l’Europe pour apporter son soutien au putsch de 5 septembre.

Plus souvent qu’autrement, des élections tronquées et la sédentarité au pouvoir d’une équipe dirigeante suscitent une haine sourde de la population qui explose facilement lors des coups d’État qui apparaissent comme une revanche du « peuple du bas sur ceux d’en-haut ». Pour maints chercheurs « les peuples applaudissent, sans bien se rendre compte qu’ils signent là le constat de leur propre impuissance à prendre en main leur destin collectif », c’est-à-dire l’incapacité du peuple à dégager un pouvoir politique qu’il ne veut plus à la tête du pays par des moyens démocratiques.

Les juntes savent instrumentaliser cette réalité en trouvant un prétexte pour sillonner certains quartiers surpeuplés, populeux et acquis à l’opposition au pouvoir en place pour bénéficier de la clameur publique sous « l’effet caméléon », qui désigne cette tendance à adapter son comportement à la personne qui se trouve en face de nous, et dans ce cas précis à sortir et à acclamer la parade des militaires en faisant comme les premières personnes qui se massent le long des artères pour voir passer les tombeurs du régime en place.

Les dignitaires de l’ancien régime sont convoqués dans un camp de la capitale et/ou dans un espace public pour être exhibé, humilié pour asseoir aux yeux des jeunes la légitimité de la nouvelle autorité. Parfois même, les arrestations des anciens dignitaires se font publiquement pour ajouter l’affront à l’humiliation.

Dès les premières semaines après leur arrivée au pouvoir, les responsables de la junte financent certaines radios à fort indice d’écoute, et parfois utilisent les journalistes desdits radios pour couvrir leur prise du pouvoir, comme cela a été le cas en Guinée avec un journaliste de la radio Espace.

Dans les jours qui suivent, la junte trouve des « activistes » de la société dite civile et des « blogueurs[10] » qui ont de l’audience sur les réseaux sociaux, pour organiser des manifestations de rue avec des militaires dans de très belles tenues et des armes sophistiquées pour offrir un spectacle d’ordre, de discipline et de force.

Dans les médias et sur les réseaux sociaux, les communicants relaient le discours de la junte en faisant dire que les acteurs politiques sont dans l’incapacité de faire face aux besoins économiques des populations en raison de la mauvaise gouvernance et le détournement des deniers publics. Pour conforter leur bonne foi, les nouveaux maîtres du pays font diffuser par presse interposée et des services judiciaires qui se médiatisent de plus en plus, la liste des biens des anciens dignitaires, dont la plupart n’ont pas de mérite particulier en dehors de leur militantisme et/ou de leur appartenance à un clan, une ethnie ou une région.

En face des catégories numériquement nombreuses comme les jeunes, les juntes font miroiter de l’emploi en mettant à la retraite anticipée les « vieux ». Au bénéfice des femmes et des « féministes » utilisées par les partenaires techniques et financiers, des financements sont mobilisés pour accompagner des groupements économiques, composés parfois d’une seule femme, dont personne ne se soucie de la rentabilité économique. L’essentiel est ailleurs, celui de redistribution du revenu à des catégories nombreuses, bruyantes et qui l’expriment facilement sur la place publique.

Ces différentes stratégies ont pour objectif ultime une légitimation auprès des jeunes urbanisés qui ont trois caractéristiques : ils sont nombreux, s’enthousiasment rapidement et n’ont aucune connaissance du passé de leur pays et des effets des régimes militaires sur le retard de celui-ci.

Conclusion

En dépit des discours de chaque junte depuis les années 60, on se doit de dire que lorsqu’on regarde l’histoire politique des pays africains, en particulier ceux de l’espace de la CEDEAO, que les acteurs politiques civils ne sont pas plus responsables que les militaires de la situation sociale, politique et économique dans la sous-région. Car, il y a eu plus de militaires que de civils à la tête des différents pays.

Les pays africains ont vécu pendant les 25 premières années de leur indépendance avec des partis uniques de fait et/ou de droit au nom du développement. Dans les années 1990, lorsque la démocratie a été expérimentée, aucun de ceux qui avaient sacrifié la démocratie au développement n’a obtenu ni l’un, ni l’autre.

De façon générale, la situation d’instabilité des pays de la CEDEAO est davantage liée aux présidents militaires que ceux qui viennent de la classe politique. Car l’arrivée d’une junte militaire ouvre la boite de pandore en prédisposant d’autres militaires à tenter, eux aussi, l’aventure. De plus, rares sont les militaires qui ont laissé une situation économique, politique et sociale meilleure que celle qui existait avant leur arrivée au pouvoir. Dans la gestion d’une junte, se trouve déjà le discours justifiant le prochain coup d’État. L’argument selon lequel l’arrivée des juntes est le résultat de l’échec des acteurs politiques civils est une inversion de la vérité historique.

Les seuls pays stables avec des progrès économiques lents mais continus et des tensions sociales qui se résolvent à l’intérieur d’institutions stables sont ceux qui n’ont pas eu de junte militaire (Sénégal et Cap-Vert) ou qui n’en ont eu très peu (Gambie, Côte d’Ivoire et Libéria).

La capacité des militaires à concurrencer les civils dans une arène politique est aussi très faible. Sur plus de la cinquantaine de chef d’État militaire, seul deux ont eu la capacité à accéder à la magistrature suprême en passant par la case électorale sans s’être aidé du fusil de la troupe qu’il dirige nuitamment pour prendre le pouvoir. Les autres, tous les autres ont usé du coup d’État pour ensuite le « démocratiser ».

En fait, les militaires en Afrique de l’Ouest apparaissent comme des politiciens qui ont peur du suffrage et de la concurrence loyale. Les militaires qui font des coups d’état sont des « politiciens » qui se déguisent avec la tenue militaire.

En dépit de leur tenue qui brille et du semblant d’ordre et de discipline qu’ils affichent, les régimes militaires se caractérisent par le désordre, un faible respect de la loi, la dilapidation des ressources, la prédation et le désordre administratif à l’exception notable de Seyni Kountché, Thoma Sankara et Jerry Rawlings.

La stabilité des régimes militaires est trompeuse et de façade. Le chef militaire qui a pris le pouvoir vit avec la hantise de voir un autre loger une balle dans sa tête. Il dort avec un pistolet sous l’oreiller, marche dans la rue comme « un écureuil sur une route ayant peur d’être rejoint et peur de rencontrer quelqu’un ».

Il est aussi temps d’arrêter de faire croire que la démocratie est responsable du retard des pays africains. Car c’est totalement faux. La démocratie est un instrument de gestion des tensions au sein d’une société organisée. C’est un mode d’organisation de la société avec des règles simples et acceptables pour accéder au pouvoir et le quitter (un homme égal une voix, tous égaux devant la loi, la séparation des pouvoirs, la limitation des pouvoirs des uns et des autres, la liberté de penser, de circuler, de se réunir, de manifester, etc.). C’est donc une forme d’organisation pour gérer les tensions, les désaccords et les ambitions qui sont le propre de la vie collective où existent des richesses matérielles et symboliques, des femmes et des hommes avec des idées diverses. Certes, il existe des communautés en Afrique qui préfèrent la monarchie à la démocratie, car il s’agit de communauté qui ont vécu trop longtemps dans des sociétés stratifiées pendant des siècles dont le plus grand nombre préfère obéir que d’être des citoyens. Mais pour tous les autres des peuples, la démocratie est le modèle souhaité et non vivre sous la coup d’hommes en tenue dont la seule compétence est de donner la mort.

LY SAVANE

[1]Powell, Jonathan M. et Clayton L. Thyne (2011) ; « Instances mondiales de coups d’État de 1950 à 2010 : un nouvel ensemble de données » ; Journal of Peace Research 48 (2) : 249-259.

[2]On pourrait donc y ajouter les 2 tentatives réussis et celui dit déjoué au Mali, les tentatives en Côte d’Ivoire, au Niger et en Guinée-Bissau et les putschs réussis en Guinée et au Burkina Faso pour avoir un tableau à peu près complet.

[3]Compilation des listes des présidents civils, militaires et de transition dans l’espace de la CEDEAO.

[4]Le Sénégal et le Cap-Vert sont exclus de cette liste du fait que tous les présidents sont des civils qui ont accédé au pouvoir par le truchement d’un processus politique

[5]En ne décomptant pas l’actuelle junte au Mali et celle qui veut s’installer au Niger.

[6]Boubacar Haidara (2021) ; « Guinée : un coup d’État prévisible » ; laboratoire, les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences-Po Bordeaux, Université Bordeaux Montaigne ;

[7]Anne-Cécile Robert (2021) ; « Coup d’État en Guinée » ; le monde diplomatique ;

[8]Joseph Siegle et Daniel Eizenga (2020) « Attention au coup d’État populaire », Centre d’Études stratégiques, Prétoria, Afrique du Sud.

[9]Mali Actu, (20 août 2020) ; « Où est le coup d’État quand le président en exercice dit clairement, je démissionne ».

[10]Qui sont souvent des anciens blogueurs du régime en place qui ont besoin de ressources pour maintenir leur train de vie.

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